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institutions, les autres perverti l’idée de la règle et du devoir, et appelant cela n’avoir pas de préjugés, reviennent à la barbarie par le raffinement ! Il y a, hêlas ! deux états de nature ou deux bommes naturels ? l’un qu’invente et que peint Rousseau ; mais celui-Là au moins, j’ai le droit et le bonheur d’en douter, et je ne crois pas qu’il ait existé nulle part ; l’autre homme naturel est celui que produit la corruption du cœur et de l’esprit humain, lorsque l’bomme, rejetant toute loi et tout devoir, s’abandonne à lui-même, à ses instincts, à ses passions, sans scrupule, sans retenue, et ne songe qu’à satisfaire ses appétits brutaux. Voilà le véritable état de nature, et celui-là, ne le cherchez pas dans les forêts : il est dans les sociétés qui finissent, il est dans les âmes qui se pervertissent et qui se dégradent. Je n’ai pas peur de la barbarie qui commence les sociétés ; j’ai peur et dégoût de celle qui les finit : c’est la pire. Il n’y a même que celle-là qui soit la barbarie et qui soit vraiment le contraire de la civilisation ; elle en est d’autant plus le contraire, qu’elle en est l’excès, ce qui fait que beaucoup s’y trompent.

Rousseau n’a point ignoré cette grande et douloureuse vérité. Il sait que, si nous entrons dans le cercle social par l’état de nature, c’est par l’état de nature aussi que nous en sortons ; seulement il met ce dernier état de nature à la charge du despotisme. « Quand les sujets, dit-il, n’ont plus d’autre loi que la volonté du maître, ni le maître d’autre règle que ses passions, les notions du bien et les principes de la justice s’évanouissent. C’est ici que tout se ramène à la seule loi du plus fort, et par conséquent à un nouvel état de nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l’un était l’état de nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fruit d’un excès de corruption. » Au XVIIIe siècle, on croyait et on disait volontiers que le despotisme est le grand coupable de tous les maux de la société. Nous savons aujourd’hui que le despotisme est un des destructeurs de la société, mais qu’il n’est pas le seul. C’était l’état de nature, je le crois, que l’état de l’empire romain sous ses tyrans, quand il n’y avait d’autre loi que la force ; quand l’empereur se passait tous ses caprices de cruauté et de débauche, jusqu’à ce qu’il fût assassiné ; quand les délateurs satisfaisaient leurs convoitises par la calomnie, comme l’empereur par la force ; quand l’or et le plaisir étaient le désir et la pensée universelle. Mais la démocratie athénienne dans ses mauvais jours, quand le peuple obéissait aveuglément à ses flatteurs, quand il tuait Socrate et Phocion, ou, sans remonter dans l’histoire ancienne, la France en 1793, quand il n’y avait ni loi ni règle que la volonté des démagogues ou le caprice brutal de la foule, n’était-ce pas aussi l’état de nature ? Le despotisme et l’anarchie sont un égal retour de la société à la barbarie. Néron est le sauvage sur le trône, comme Marat est le sauvage dans les clubs ; car n’avoir ni frein ni scrupule, céder