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des comédies militaires dont la république fondée par Bolivar a été le théâtre. Quelque temps encore avant notre arrivée, le Pérou était en pleine guerre civile. Depuis l’époque où le président Gamarra avait expié sur le champ de bataille d’Ingavi sa malencontreuse tentative contre la Bolivie, Menendez, Torrico, Lafuente, Vidal, s’étaient disputé le pouvoir, qui avait fini par tomber aux mains du général Vivanco. Celui-ci, plus sage que ses prédécesseurs, avait compris que le seul moyen d’opérer les grandes réformes attendues par le pays était de soumettre le Pérou à l’épreuve d’une dictature momentanée. Il avait pris le titre de directeur suprême, et commençait à réaliser avec courage ses intentions patriotiques, lorsqu’une redoutable conspiration, qui s’était ourdie en faveur du général Lafuente, livra de nouveau le Pérou aux réactions et aux violences. Vivanco, décidé à étouffer par une répression énergique les trames qui le menaçaient, fit arrêter toutes les personnes qui lui furent signalées comme hostiles à son gouvernement. L’effet de cet acte dictatorial fut malheureusement affaibli par l’indécision qui en dénatura le caractère. Des influences puissantes firent abandonner quelques-uns des conspirateurs; la crainte de révélations compromettantes obtint grâce pour les autres. Bref, au bout de quelque temps, la justice ne garda qu’un pauvre colporteur qui, plus coupable ou plus maladroit que ses complices, ne put repousser l’accusation et fut condamné à être passé par les armes. L’exécution de ce malheureux est restée dans ma mémoire comme un trait de ces mœurs si étrangement mêlées de douceur et de cruauté que j’avais déjà pu observer dans toute leur fougueuse indépendance au cirque del Acho.

C’était le hasard qui nous avait conduits sur la Plaza-Mayor le jour où devait être exécutée la sentence rendue contre le colporteur si tristement abandonné par ceux qui l’avaient compromis. Le peuple y affluait d’une façon inaccoutumée et se formait de toutes parts en groupes compactes. La démarche des femmes, qui se trouvaient là, comme toujours, en imposante majorité, trahissait l’inquiétude, l’indécision, la contrainte; elles croisaient plus hermétiquement qu’à l’ordinaire le noir tissu de leur manto, et allaient d’un groupe a l’autre, l’oreille au guet. On devinait à mille nuances que les esprits étaient ce jour-là sous le coup d’une préoccupation sérieuse et pénible, et que l’attente d’un événement grave rassemblait en ce lieu la foule sans cesse grossissante. Malgré la circonspection que nous commandait notre uniforme, dans cette ville toujours en travail de quelque nouveau bouleversement révolutionnaire, nous allions, cédant à l’aiguillon de la curiosité, nous mêler aux conciliabules improvisés, quand un Péruvien s’approcha pour nous demander la faveur d’allumer sa cigarette à notre cigare. Je lui présentai, suivant la coutume, mon panatella par le bout