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bordée de végétations basses et sombres ; là, Roscanvel, avec ses ombrages que perce la flèche élégante du clocher ; plus loin, la pointe Espagnole, hérissée de batteries ; enfin, aux dernières lignes du ciel. Brest laissant entrevoir sous un voile de brume ses arsenaux, ses forts et les cent mâts de ses vaisseaux. Dans l’intervalle s’ouvre le Goulel, porte maritime de ce lac merveilleux, par laquelle entrent et sortent sans cesse les voiles errantes qui vont montrer le drapeau de la France sur les mers ou le rapportent des contrées lointaines.

Un coup de canon, dont le retentissement courait encore le long des côtes, venait précisément d’annoncer une de ces arrivées, et une frégate couverte de voiles doublait la pointe, poussée par une faible brise. Du haut de l’esplanade de Trébéron, un homme vêtu d’une cape de drap-pilote et coiffé d’un chapeau ciré à petits bords, qui laissait voir ses cheveux grisonnans, regardait le noble navire glissant au loin entre l’azur de la mer et l’azur du ciel. Il était facile de remarquer que le garde du lazaret (car c’était lui) prêtait une attention distraite à ce spectacle, que son long séjour à Trébéron lui avait rendu familier. Ses yeux, un instant arrêtés avec une sorte de nonchalance sur la frégate qui commençait à carguer ses hautes voiles, se reportèrent bientôt plus près de lui et demeurèrent fixés au bas d’un sentier qui conduisait de l’esplanade à la mer, sur un groupe qui parut l’intéresser bien plus sérieusement. L’objet de cette contemplation était, à la vérité, de ceux qui eussent frappé le regard le moins attentif, et un élève de Phidias y eût trouvé le motif d’un de ces antiques bas-reliefs dont le marbre est devenu plus précieux que l’or.

Deux petites filles et une chèvre montaient ensemble la route tortueuse. L’aînée, qui pouvait avoir onze ans, tenait le capricieux animal lié par une de ces algues marines que l’on prendrait pour des lanières de cuir de Cordoue. Ses cheveux noirs retombaient sur son cou bruni comme deux ailes de corbeau, et donnaient à sa physionomie une hardiesse un peu sauvage, que tempérait la douceur d’un œil velouté. La plus jeune, assise sur la chèvre comme sur son habituelle monture, avait la blancheur rosée d’une fleur d’églantine. Une touffe de bruyère mêlée à ses cheveux d’or retombait jusqu’à son épaule et lui donnait je ne sais quelle grâce coquette. Les deux sœurs forçaient la chèvre, soumise avec impatience, à ralentir le pas ; mais, de loin en loin, il fallait redoubler les fragiles liens qui la tenaient captive et ressaisir la couronne de fleurs marines enroulée autour de ses cornes. C’étaient alors de longs cris joyeux et des éclats de rire sans fin, entrecoupés par le bêlement frêle de Brunette, qui frappait la terre du pied et secouait sa tête mutine. Toutes autres mains que celles de Josèphe et de Francine eussent vainement essayé de la soumettre à de pareilles complaisances ; mais cette dernière l’avait eue pour nourrice, et la chèvre en avait visiblement conservé le souvenir.