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séparation et l’appartement entier du seigneur ingénieur seront ouverts aux personnes invitées par la signora.

« Item. En considération de l’âge et de la gentillesse de la jeune signorina, le seigneur ingénieur s’engage à prêter sa gondole et ses rameurs à mademoiselle, lorsqu’elle témoignera le désir d’aller au fresco. »

Aussitôt que l’ingénieur eut signé ce bail peu commun, il reçut une lettre pathétique dans laquelle la dogaresse suppliait le pregiatissimo signor de payer d’avance le premier mois de son loyer. Le bon jeune homme paya. Dès le samedi suivant, on lui prit son appartement pour donner une soirée de musique et de danse à laquelle il fut invité ; mais, comme il n’y voulut point aller, il dormit sur les banquettes du café Florian, tandis qu’on dansait dans sa chambre. Il se fit un plaisir de mener les dames au fresco ; mais, comme il dînait chez le traiteur, lorsqu’il tardait à rentrer, on ne l’attendait point et on s’emparait de la gondole. Enfin on tira de lui tout ce qu’on put, et plus il montra de patience, plus l’indiscrétion de son hôtesse s’enhardit. Quant au patricien, il n’obtint d’autre bénéfice que ce fameux chapeau neuf qui avait ébloui et scandalisé Coletto. Vainement il voulut représenter à sa femme qu’un pauvre diable de barcarol l’avait promenée durant un mois à crédit. La dogaresse n’écouta rien. Il est vrai que, si elle eût lâché l’argent, Marco n’en aurait pas été plus riche, car le magnifique seigneur aurait assurément détourné la somme pour sortir d’autres embarras plus pressans. Ce fut dans ces conjonctures qu’il tenta un emprunt secret à l’insu de sa femme. On a vu comment Marco avait contribué au succès de la négociation. Le chiffre de cet emprunt ne s’élevait pas à 10 millions de svansics, mais à 100 francs. Au point de vue du patricien, le salaire de Marco n’était point de ces dettes qui compromettent l’honneur. L’humble condition du créancier le rendait peu dangereux, et il y aurait eu conscience de payer un homme avec qui les échappatoires n’étaient pas encore épuisées. Ce qui importait bien davantage, c’était de solder les pertes de jeu, de rendre des politesses, de faire des cadeaux à quelques maîtresses de maison, des libéralités aux domestiques, et surtout de s’ouvrir de nouveaux crédits par l’appât de l’argent comptant. Lorsque le patricien eut touché les 100 francs, sa mine triomphante et rajeunie inspira des soupçons à la dogaresse ; mais la saison des eaux commençait, et tes dames partirent pour Recoaro le lendemain du bal dont Marco avait observé les préparatifs.

Le nicolotto, rendu à sa vocation par les remontrances de son jeune frère, mit sous la protection de la madone des contrebandiers sa fortune, ses amours et son mariage, empêché par la misère. Dans une ven-dita-di-vino, Marco, debout et appuyé contre un mur, observait les buveurs de vin noir, un doigt posé sur sa bouche comme la statue d’Harpocrate. Du fond du cabaret, un homme à barbe rousse lui répondit