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qu’en France, si on demandait à manger à un maréchal ferrant, il se mettrait à la cuisine, soit par obligeance, soit par génie du commerce.

— Seigneur français, dit l’Albanais au costume rouge, mon panier de vivres est à votre disposition. Nous dînerons ensemble, si vous voulez me faire cet honneur.

Le mousse du brigantin apporta des viandes froides et du vin qu’on servit sur la table de la vendita, et les trois seigneurs étrangers mangèrent ensemble de bon appétit. Digia, dont la mine était radieuse, changeait les assiettes avec empressement, tandis que la mère préparait le petit bagage de sa fille. On était au dessert, qui se composait d’amandes et de pommes, lorsque Dolomir vint annoncer que les patrons de barques ne voulaient point prendre la mer à cause du vent contraire.

— Ces gens-là, dit le vieux Dalmate au seigneur français, vont s’appliquer à vous retenir à Pago, et vous verrez qu’ils emmèneront cette nuit la jeune fille dans l’intérieur de l’île pour l’empêcher de partir avec vous.

— Mon brigantin ne craint pas le gros temps, dit l’Albanais. Nous irons ensemble à iume, si nous trouvons seulement un pilote courageux, car il nous faut un marin du pays pour nous diriger.

Digia courut chercher le meilleur pilote qui fût dans l’île : c’était un vieux marin point timide, et qui connaissait à merveille les côtes ; mais il déclara nettement que la traversée était impossible. L’île de Pago forme avec le rivage de Croatie un canal étroit, fort dangereux par certains vents, et où l’on se brise d’un côté ou de l’autre, pour peu qu’on dévie du juste chemin.

— Vous l’entendez, dit le père Dolomir.

— Si vos seigneuries ont envie de se noyer, ajouta Knapen, l’occasion est belle.

L’Albanais et le Dalmate ne savaient que résoudre. L’archipel de l’Adriatique est plein de passages périlleux, et la bonne foi du vieux pilote ne pouvait être suspectée. Digia consternée interrogeait sa mère du regard. La mère observait avec inquiétude les signes d’intelligence qu’échangeaient ensemble Dolomir et Knapen. Le Français ne perdait pas un coup de dents, et cassait des amandes avec l’entrain d’un écolier. Le tour des pommes arriva ; il prit la plus grosse en demandant une assiette, et, au moment d’entamer le fruit avec son couteau, il s’arrêta, comme pour reprendre haleine : — Qu’as-tu donc, pauvre Digia ? dit-il, tu parais agitée !

— Excellence, répondit la Pagota, si nous ne partons pas ce soir, je ne reverrai pas Venise.

— Qui parle de ne point partir ? reprit l’ingénieur. Ah ! je me rappelle : cet honnête pilote croit qu’il y a du danger, et qu’on ne peut