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n’avait pas encore été prononcé ; mais Goergei connaissait son monde et pressentait de loin les terribles abîmes où l’illusion d’une victoire ne manquerait pas d’entraîner tôt ou tard l’esprit aventureux de Kossuth. Quelques heures après le succès de Waitzen, le jeune général, cachetant son rapport au gouvernement provisoire, disait à l’un de ses amis, le général Gaspar : « J’ai presque envie de ne pas envoyer à Débreczin la nouvelle de cette affaire, car ces imbéciles sont capables de proclamer l’indépendance. » Patience, on ne perdait rien pour attendre, et ce qu’on n’avait pas osé faire au lendemain de Waitzen, on l’entreprit audacieusement après la victoire d’Issaszeg, où la fortune des armes hongroises atteignit son point culminant. La fougue de Kossuth n’y tenait plus, son ivresse touchait à la démence, et le malheur voulait que la démence de Kossuth fût à cette heure suprême l’unique évangile de cette généreuse nation.

Le triomphe des Autrichiens à Kapolna avait eu, comme on sait, pour conséquence la proclamation de la constitution octroyée du 4 mars 1849. Cette constitution, en mettant la Hongrie au rang de province conquise, en l’assimilant aux autres nationalités dépendant de la couronne impériale, rompait brusquement en visière avec la constitution de 1848, et frappait de mort tous les antiques privilèges du royaume. Il semble que c’était plus que jamais le cas de se poser sur le terrain légal, et que le jeune empereur, en déchirant le fameux traité pragmatique, la donnait belle aux chevaleresques défenseurs du vieux droit féodal. On savait au moins à quoi s’en tenir et de quel côté de la Laytha ou de la Theiss étaient les véritables ennemis de la constitution hongroise, ce qui, à vrai dire, avait pu passer jusqu’à l’acte de mars 1849 pour un point assez mal éclairé, attendu que si, d’une part, le gouvernement révolutionnaire invoquait les garanties de la constitution de 1848, de l’autre le maréchal Windisch-Graetz n’avait jamais auparavant renoncé à l’honneur de s’intituler « constitutionnel » dans ses proclamations. Je le répète, la constitution octroyée était, si l’on se place au véritable point de vue des sincères amis de la cause hongroise, ce qui pouvait alors advenir de plus heureux. L’ambition de l’Autriche se démasquait ouvertement, ses projets centralisateurs, défi jeté à tous les instincts nationaux, apparaissaient au grand jour. Plus de doute, d’équivoque possible ; la lumière se faisait sur les deux camps. Comment Kossuth ne comprit-il pas quelle admirable position défensive ce nouvel état de choses lui créait ? Comment se laissa-t-il éblouir au point d’échanger cette situation après tout légale contre une situation provocatrice, dont le moindre inconvénient devait être d’amener à l’instant et de justifier devant l’Europe l’intervention des Russes ? Ne sentait-il pas, le 14 avril, alors qu’il proclamait la déchéance de la maison de Habsbourg, qu’il ôtait à la cause de la Hongrie son caractère