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avoir ma part. » Le parricide n’est pas excepté des abominables gages d’obéissance que les sorciers ghions et saints exigent de leurs initiés. Soit pudeur, soit crainte, les tribunaux du pays ne poursuivent jamais ces crimes sous leur véritable nom, et les désignent par l’euphémisme de tortures corporelles ou tout au plus de meurtre ; encore ces Thugs anthropophages sont-ils presque toujours acquittés. D’autres fois on les relâche après une enquête sommaire ; d’autres fois enfin, on se contente de les incarcérer sans enquête et sans jugement. Les rares vides que la clémence de Soulouque fait dans les prisons sont pour cette intéressante catégorie de prisonniers, car sa majesté a une trop robuste foi dans les pratiques de la sorcellerie africaine pour ne pas ménager ses plus formidables représentans[1]. D’où je conclus que la représentation du Physicien serait aujourd’hui plus impossible que jamais.


III. – L’OPERA A LA COUR DE CHRISTOPHE.

Passons à l’opéra, c’est-à-dire chez Christophe, qui en se donnant une cour, s’était aussi donné une académie royale de musique, voire un théâtre royal[2]. Le librettiste officiel du roi Henri était son excellence M. le comte de Rosiers, autrement dit Juste Chanlatte, l’un des anciens secrétaires de Dessalines et frère de ce Desrivières-Chanlatte qui, chez Pétion, réinventait la grammaire et l’imprimerie. Le compositeur était un certain M. Cassian, Haytien, ajoute pompeusement le livret, et le produit de la collaboration Chanlatte et Cassian s’appelait la Partie de chasse du roi, opéra-comique en trois actes, représenté pour la première fois devant leurs majestés, au Cap Henri, le 1er janvier 1820, quelques mois avant le suicide forcé de Christophe. Nous soupçonnons fort, à certaines marques, M. Cassian d’avoir pillé sans discrétion les airs à la mode de la restauration et de l’empire, entre autres Vive Henri IV et Femmes qui voulez éprouver. De la part du poète (et le titre seul de son œuvre l’indiquerait), les emprunts sont plus évidens encore ; sa donnée est calquée de toutes pièces sur l’opéra et les

  1. Dernièrement, dans un accès de curiosité ou de scepticisme, Soulouque fit amener devant lui un prisonnier ghion et le somma de faire un miracle. « Quand vous voudrez, empérer, dit le sorcier sans se décontenancer. Qu’on m’amène un coq blanc, et je le ferai parler devant vous ! » Soulouque n’osa pas affronter les terreurs de cette scène de ventriloquie, et ordonna avec effroi qu’on fit immédiatement sortir cet homme du palais.
  2. « Ce théâtre, dit dans sa prose officielle l’Almanach royal d’Haïti pour 1815, ce théâtre est composé d’amateurs et spécialement affecté pour la cour, qui jouent (les amateurs) pour le plaisir de leurs majestés et pour la perfection de l’art. » Il était desservi par treize amateurs et vingt amatrices, dont sept demoiselles de ballet. L’académie royale de musique se composait, pour tout personnel et pour toute musique, de deux violons, deux clarinettes, deux flûtes, deux cors et un basson.