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« LE ROI. — C’est fort bien ; mais ces grands personnages sommeillaient-ils quelquefois après avoir fait ces belles choses ? — Permettez-nous d’aller en faire autant. Demain matin, vous pourrez nous haranguer tout à votre aise.

Et le rideau se baisse là-dessus pour se relever, au troisième acte, sur la même décoration, sur la même situation et sur les mêmes personnages, y compris le magister, qui fit une idylle de sa façon, où un chevalier et son fils, un berger et Cloé sa fille célèbrent, en mangeant pastoralement du fromage, les vertus du roi et se proposent des énigmes sur le phénix et sur l’immortelle, qui figuraient dans les armes très compliquées de Christophe :

LE CHEVALIER.

Pour rendre plus piquant ce champêtre repas,
Devine, heureux berger, quel être symbolique,
D’une auguste couronne attribut magnifique,
Se survit à lui-même, et, des flammes vainqueur,
Dans un écu fameux devient meuble d’honneur.

LE BERGER, sans hésitation.

À ces signes certains, à cette noble marque,
Je reconnais l’oiseau cher à notre monarque,
Le phénix, en un mot… etc.

— Voilà pour le phénix et voilà pour Cloé, dit spirituellement sa majesté en présentant de chaque main une bourse au magister, et ici du moins la vraisemblance n’est pas trop violée. Christophe aimait effectivement à prodiguer l’or en public, sauf à disgracier, c’est-à-dire à faire mourir dans un cul-de-basse-fosse les imprudens qui ne lui restituaient pas intégralement et en secret cet or. Nous en dirons autant de l’incognito que garde le « bon Henri » jusqu’au moment où il daigne, à la demande de Mme Bayacou, « coopérer à l’union conjugale du chevalier de Zulimbo et de demoiselle Céliflore, « c’est-à-dire signer au contrat. À l’opposé de Soulouque, qui décrète naïvement l’enthousiasme dans son Moniteur ou par la voix du crieur public[1], Christophe

  1. Quand l’empereur ou l’impératrice doivent se montrer dans la rue, c’est-à-dire deux ou trois fois par semaine, le crieur public, muni d’une clochette qui annonce son passage, enjoint aux habitans de pavoiser et d’illuminer leurs maisons, et cet ordre est exécuté en quelques minutes. Les maisons les mieux décorées sont, bien entendu, celles des mulâtres et des quelques familles de bourgeoisie noire que les proscriptions de Soulouque ont décimées. Quant aux pauvres gens, ils se bornent à témoigner de leurs bonnes intentions en arborant à leur porte un lambeau de madras, de jupon ou de chemise, entre deux lampions improvisés avec deux moitiés d’orange sauvage. Les plus zélés vont dévaster les jardins des bourgeois (qui se gardent bien de souffler mot) pour joncher la rue de feuillages. Dans les grandes occasions, la danse fait partie de ce programme permanent d’enthousiasme. Dernièrement, au retour de l’expédition que Soulouque fit dans le nord à la recherche de l’invisible prince Bobo, les corporations dansantes de Port-au-Prince et des environs avaient reçu ordre de dresser leurs tentes au devant de la ville et de fêter pendant sept jours l’arrivée de sa majesté. Les danses duraient depuis cinq jours lorsque l’empereur arriva, de sorte que les danseurs exténués crurent pouvoir plier bagage immédiatement après le défilé du cortège ; mais l’impératrice en avertit l’empereur, et aussitôt des gendarmes armés de bâtons vinrent barrer le passage aux danseurs réfractaires, qui durent bon gré mal gré s’amuser jusqu’à l’expiration du septième jour. C’est encore par sept jours et sept nuits de danses forcées que les noirs des campagnes, convoqués en masse dans les chefs-lieux, ont dû célébrer le sacre de leurs majestés. Dans quelques villes, notamment aux Gonaïves, ces malheureux, à qui l’on n’avait pas distribué de vivres et à qui on ne permettait pas de s’absenter une heure pour cueillir des bananes, étaient littéralement épuisés de faim, ce qui ne les empêchait pas de répondre, la larme à l’œil, aux autorités qui interrogeaient leur enthousiasme : moé trop content ! Ajoutons, comme dernier trait, que le programme du sacre énonçait à deux reprises cette prescription : « Les cris prolongés de vive l’empereur, vive l’impératrice, se feront entendre dans toutes les parties de l’église (textuel). »