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conjugale » de ses sujets, il ne cesse de prêcher, d’un bout à l’autre de la pièce, le culte des bonnes mœurs.

Et qu’on ne soupçonne ni l’ironie ni le conseil détourné dans cette audacieuse contre-partie du véritable Christophe. La fiction de Chanlatte n’est que le très sobre résumé des articles de journaux, des brochures, des livres publiés par ordre à l’imprimerie royale du Cap. À chaque sanglot étouffé qui s’élevait de ce charnier humain, où le fait seul de vivre était presque devenu un crime capital, à chaque cri d’horreur qui lui faisait écho au dehors répondaient de douces pastorales offrant à l’imagination des « frères égarés » du sud-ouest (et y compris les phrases du Télémaque) la douce perspective des vertus de Salente ou des plaisirs de l’île de Calypso[1]. J’ouvre par exemple au hasard un numéro de la Gazette officielle de l’état d’Haïti (que rédigeait le même Juste Chanlatte), et je ne trouve littéralement, de la première à la dernière ligne, que « vierges timides, femmes sensibles, tendres mères, magistrats, guerriers et enfans, » tantôt cueillant à l’ombre du « myrte amoureux, » dans des parterres qui effacent « les parterres de Paphos et d’Idalie, l’humble violette et la fraise[2] modeste, » tantôt exécutant, avec accompagnement de « l’innocente mélodie des oiseaux, le concert des cœurs. » Ce concert des cœurs est, bien entendu, à la louange d’Henri, qui me paraît s’égarer lui-même, en tout bien tout honneur cependant, sous les myrtes, témoin un passage de ce premier-Paris comme on n’en voit pas :

«… C’est là que, fuyant une foule importune, HENRI va quelquefois se distraire du pénible soin de gouverner les humains. Entouré de sa naissante famille, au sein de son auguste épouse, environné d’une société choisie, on le voit s’y livrer aux doux épanchemens du cœur, à cette précieuse hilarité si rarement le partage des grands, et l’ame recueille avec avidité le soupir que, dans les bras même de l’ivresse, le héros a adressé à la prospérité des Haïtiens. Ainsi pensait autrefois ce roi pieux et magnanime, qui, loin de l’orgueil du trône, modestement assis au pied d’un chêne, s’occupait, jusque dans la forêt de Vincennes, du bonheur de ses sujets[3]. »

Quand la prose officielle se permettait de pareilles licences, l’opéra

  1. Les intentions de Christophe étaient, à cet égard, d’autant plus fidèlement remplies, que, mulâtres eux-mêmes, les trois ou quatre écrivains qui étaient restés dans ses états avaient un intérêt capital à faire oublier la terrible solidarité de peau qui les unissait aux écrivains du sud-ouest, et à prendre par conséquent en tout le contre-pied des révélations et des satires de ceux-ci.
  2. Il était fort heureux, pour ces tendres mères, que les fraises cueillies n’appartinssent pas au verger de sa majesté. Un jour, après avoir fait cruellement châtier une femme enceinte qui avait cueilli un mango dudit verger, « il lui fit ouvrir le sein pour voir si l’embryon avait goûté le fruit. (Hérard-Dumesle.) »
  3. ) Numéro du 28 septembre 1809. Christophe n’était encore, à cette époque, que simple président.