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en personne prier son vieux ministre des finances Vernet d’avaler, dans l’intérêt du royaume, une petite fiole de poison qu’il lui présenta, non sans s’être préalablement enquis de l’endroit où Vernet cachait ses économies[1] ; puis il lui décréta un magnifique enterrement[2]. Pour en finir avec Christophe et Chanlatte, celui-ci composa et fit jouer une seconde pièce de théâtre intitulée Nehri (anagramme d’Henri). Tout ce que nous avons pu savoir de cette pièce, c’est qu’elle se rapporte à la guerre de l’indépendance, qu’elle y donne naturellement le premier rôle à Christophe, qu’elle est en vers, et que « l’accord parfait qu’y forme le nœud des trois unités théâtrales achève son éloge sous le rapport des règles. » A ce signalement, que nous empruntons à M. Hérard-Dumesle, il est impossible de méconnaître la tragédie.


IV. – MOEURS DRAMATIQUES. - LES ACTEURS. - SOULOUQUE ET M. SCRIBE.

À part une pièce sur la prise d’armes des mulâtres Ogé et Chavannes, pièce composée vers 1840 par M. Faubert, alors directeur du collège de Port-au-Prince, et jouée par ses élèves[3], là se borne l’histoire du théâtre haïtien. Au moment où l’ordonnance de Charles X leva le séquestre intellectuel décrété par Dessalines, le mélodrame et le vaudeville français faisaient le tour du monde, et notre ancienne colonie les accueillit avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elle se voyait de vingt ans en retard au cadran de l’imitation[4]. Les écrivains du pays, qui, dans leur inexpérience des ressorts scéniques, se trouvaient bien inférieurs au plus vulgaire de nos dramaturges, baissèrent timidement pavillon devant cette concurrence, et la fièvre politique qui, à la faveur d’une longue paix, s’empara du pays, vint bientôt donner une nouvelle issue aux prétentions littéraires de la jeune génération.

Ceux de ces écrivains qui visaient à des succès de théâtre eurent

  1. Tous ces faits, complètement inédits en Europe (car les Anglais et les Américains, qui avaient seuls accès dans le royaume de Christophe, ménageaient par calcul le tyran nègre), tous ces faits, dis-je, sont racontés au long par l’historien haïtien cité plus liant, M. Hérard-Dumesle.
  2. Cet enterrement fut mis à l’entreprise et adjugé à un certain capucin nommé Corneille Brelle, que Christophe avait créé duc de l’Anse et archevêque d’Haïti. Ce prélat adjudicataire ne fut remboursé que d’un quart de ses dépenses, et Christophe, pour s’emparer de ses trésors comme pour se débarrasser de sa créance, le fit, dit-on, mourir de faim.
  3. Tout ce que nous savons de cette pièce, c’est qu’elle était purement écrite, mais peu dramatique, et que les insurgés de 1790 y arboraient le drapeau d’Haïti bleu et blanc, qui ne fut inventé qu’en 1803.
  4. Même durant ce séquestre, et au fort de la vogue de Dupré, la tradition de notre théâtre ne s’était pas entièrement perdue en Haïti. Vers 1820, par exemple, quelques jeunes gens de Cayes firent construire une salle pour jouer le Médecin malgré lui et Robert chef de brigands.