d’indignation et de douleur que provoque, par exemple, cette scène. J’emploie le mot français, là où l’expression créole serait trop inintelligible pour les lecteurs :
« LE BOURREAU. — Bondieu a soif.
« LES SPECTATEURS. — Pauvre chai (cher) Bondieu !
« LE BOURREAU. — Que faut-il donner à Bondieu ?
« UNE VOIX DANS LE PUBLIC. — Du tafia avec citron et sirop ; ça bon !
« UNE AUTRE VOIX. — De la liqueur de maman Phoux (de Mme Amphoux).
« LES SPECTATEURS (tous ensemble). — Oui, maman Phoux. Ça pas bon trop pour Bondieu.
« LE MINISTERE PUBLIC. — Non, du fiel et du vinaigre ! (Chœur général d’injures et de sanglots à l’adresse du ministère publie.) »
Inutile de dire que dans ces mystères, le rôle de Juif est aussi peu recherché que l’était jadis par les figurans du Cirque-Olympique le rôle d’Autrichien. À Port-au-Prince, tous les Juifs sont fusillés ou brûlés en effigie.
Offrez à un public aussi impressionnable des situations qu’il puisse saisir, et ce n’est certes pas l’indifférence, c’est plutôt l’excès d’enthousiasme que les acteurs auront à redouter. La tentative que nous conseillons aurait même plus de chances de succès qu’à l’époque de Dupré, car les noirs étaient bien moins agglomérés dans les villes alors qu’aujourd’hui. Et ce n’est pas au hasard que nous la conseillons. Si le journalisme contribua, il y a vingt ans, à détourner du théâtre les écrivains du pays, il a produit, en revanche, la littérature de feuilleton, qui, après de stériles tâtonnemens dans le domaine de l’imitation française, a fini par se rejeter dans celui des mœurs locales. Ce qui a été essayé en ce genre prouve suffisamment que la verve et l’observation comiques n’ont pas disparu d’Haïti avec Dupré, et aujourd’hui que le journalisme haïtien a dû, à son tour, s’effacer devant les bannissemens et les fusillades, le théâtre est leur seul débouché possible. Faut-il des poètes ? Le feuilleton en a fait surgir par douzaines, et quelques-uns ont déjà sur Dupré cet avantage de pouvoir être acceptés pour leur mérite absolu. Veut-on avec le vaudeville national le drame national ? Le feuilleton a encore ouvert cette mine en recueillant un à un, dans une série d’anecdotes qui ont fini par devenir des volumes d’histoire, les plus caractéristiques épisodes des révolutions haïtiennes. Ces trois branches de la littérature jaune, — esquisses de mœurs, poésie, histoire, et avec elles le journalisme qui les a produites, — fourniront le complément de cette étude.
GUSTAVE D’ALAUX.