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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/1018

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II.
La maison de Choubine à Ouglitch. AKOULINA, sa femme, surveille les apprêts d’un dîner. Entre GREGOIRE OTREPIEF.


GREGOIRE. — Loué soit Dieu! Mieux vaut arriver au commencement d’un dîner qu’à la fin d’une bataille. De la rue on sent le parfum de la soupe aux choux, et je te vois le flacon à la main. Bonjour, Akoulina Pëtrova, bonjour, ma commère.

AKOULINA. — Sois le bienvenu, Gregoire Bogdanovitch. Qui se serait attendu à te voir ici? Nous te croyions au monastère de Saint-Nicolas.

GREGOIRE. — Que veux-tu, ma commère?... Tantôt je ne puis vivre avec mon abbé, tantôt c’est mon abbé qui ne peut vivre avec moi. Cette fois, c’est d’un commun accord que nous nous séparons. Je suis venu faire un tour par ici, en attendant que mon oncle Smirnoï arrange mon affaire, et me trouve un abbé plus humain. Il est tout-puissant là-bas. Espion de Boris, ou secrétaire, ou pourvoyeur, je ne sais lequel...

AKOULINA. — Ah! Grégoire, mon petit père, encore des fredaines, je parie. Quand donc te corrigeras-tu?

GREGOIRE. — Quand Boris distillera de l’eau-de-vie si mauvaise que les honnêtes gens n’en pourront plus boire... Parbleu, je pense que ce sera la semaine prochaine. Il est honteux, pour des chrétiens, d’endurer cela. Dire qu’un gentilhomme ne peut plus avoir un alambic pour lui et ses amis!... Mais vous êtes en fête, à ce que je vois? Est-ce un nouvel enfant que tu as fait, ma commère?

AKOULINA. — Fi donc, Grégoire Bogdanovitch ! Le maître est revenu de voyage. Il a couru de grands dangers, le cher homme, et il serait peut-être à cette heure prisonnier des Tartares sans un jeune Cosaque zaporogue qui lui a servi de guide et l’a accompagné jusqu’ici. Il est notre hôte. Dieu le bénisse !

GREGOIRE. — Morbleu! il y a long-temps que je le dis, la fin du monde approche. Voilà les miracles qui commencent. Qui jamais a vu un Cosaque aider un marchand, sinon pour le débarrasser de son fardeau?... Hé mais, c’est notre brave Choubine! (Entrent Choubine et Yourii.)

CHOUBINE. — Ah! te voilà, Grichka. Que fais-tu à Ouglitch, mauvais sujet? Mon cher hôte, je te présente le vénérable Grégoire Bogdanovitch Otrepief, du couvent de Saint-Nicolas, prieur peut-être aujourd’hui...

GREGOIRE. — Pas encore, pas encore... Il faut que notre cafard de patriarche me colloque d’abord à ma fantaisie. Et toi, compère, toujours gaillard...

CHOUBINE, à Yourii. — Mon cher hôte, daigne honorer cette humble table. Femme! de l’eau-de-vie. A ta santé, seigneur ataman... A propos, je ne sais pas encore ton nom ni celui de ton père[1].

  1. Lorsqu’on adresse la parole à quelqu’un en russe, on l’appelle toujours par son nom de baptême suivi du nom de baptême de son père, dont on fait un adjectif terminé en ovitch ou evitch, si l’on parle à un gentilhomme, en of ou ef à un marchand ou à tout individu qui n’est pas noble.