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laissait tout faire à sa fantaisie... N’importe, il tenait la place….. Un potage bien accommodé envoie Fëdor rejoindre son frère Dmitri et son père le Terrible.

CHOUBINE. — Oh! Grégoire!

GREGOIRE. — Laisse-moi donc parler. J’ai vu, moi qui vous parle, j’ai vu le tsar Fëdor exposé sur son lit de parade... C’était bien; ce n’est pas pour dire... Des cierges par milliers, du brocart, du drap de Prusse, de l’eau-de-vie à discrétion après les offices….. Nous avons fait ce jour-là une glorieuse buverie... si bien... Qu’est-ce donc que je disais?...

YOURII. — Tu disais que tu avais vu le tsar Fëdor...

GREGOIRE. — Ah! oui. Eh bien! il était gonflé, tout vert, plus vert que ces choux! Je ne parle que de ce que je sais…… Ah ! Et puis le prince Jean de Danemark...

CHOUBINE. — Il va épouser la tsarevna Xénia, la fille de Boris.

GREGOIRE. — Oui, c’est beau, en effet, de donner une chrétienne à un prince païen?... Mais Boris a changé d’avis... Le prince Jean a diné chez lui.... on l’a rapporté ivre, disait-on.... Il ne s’est jamais dégrisé.

CHOUBINE. — Que veux-tu dire?

GREGOIRE. — Qu’il avait bu du vin que Boris garde pour ses bons amis.... N’a-t-il pas au Kremlin trois sorciers finnois qui passent les nuits à distiller des herbes, oui, des herbes qu’ils vont cueillir, au décours de la lune, dans le cimetière de Serpoukhof ?

CHOUBINE. — Comment! le prince de Danemark est mort!

GREGOIRE. — Un moine qui arrive de Moscou vient de me l’apprendre... Et ce qui n’étonne personne, le tsar a défendu d’embaumer le corps, comme le voulait le médecin du Danois. Non, a dit Boris, on verrait ce qu’il a dans l’estomac[1].

CHOUBINE. — Mais c’est impossible! Le tsar l’aimait autant que son propre fils Fëdor.

GREGOIRE. — Aussi est-il inconsolable... Il pleure comme le crocodile qui a mangé un petit enfant,... Parce qu’il voudrait bien en manger un autre... Ah! il voyait bien que les Russes l’aimaient tous, ce bon prince Jean... Savez-vous qu’il allait se faire baptiser?... Le père Alexis me l’a dit. Il le tenait du sommelier du prince... C’est lui qui en avait de la bonne eau-de-vie de Prusse!.... Et Boris a eu raison.... car enfin tout le peuple aurait dît à Jean, une fois qu’il eût été baptisé : « Soyez notre tsar et délivrez-nous. »

CHOUBINE. — Quel malheur, grand Dieu! et moi qui venais d’achever le collier de perles pour le mariage de la tsarevna !

GREGOIRE.— Bah! elle trouvera un autre mari qui t’achètera ton collier. Par ma foi, mes amis, si Boris manquait de gendre, je m’offrirais volontiers; la tsarevna est jolie comme un ange. Seulement, quand le beau-père m’inviterait à dîner, je dirais : « Excusez-moi, je n’ai pas d’appétit. » Dans le temps où nous vivons, mes camarades, il faut faire attention où l’on dine et s’assurer de la digestion. — Mais, seigneur zaporogue, à vous voir manger du

  1. Toutes ces accusations absurdes portées contre Boris sont empruntées aux annalistes russes.