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GREGOIRE. — Qui?

YOURII. — Le prince Gustave; comment a-t-il échappé?

GREGOIRE. — Je n’en sais rien; n’est-il pas philosophe, alchimiste, nécromancien? Tous ces gens-là ont le diable pour valet... Eh bien ! vous ne buvez pas?... Comme vous voudrez, noble seigneur. A ta santé, Akoulina Pëtrova!

CHOUBINE, rentrant. — Remettez-vous à table, mes chers hôtes, et ne vous occupez pas de moi. Mon fourneau est allumé, et j’ai une fonte à faire. Le bon prince que le prince Gustave! il vient me voir souvent comme cela dans ma boutique. (Il choisit en parlant de vieux bijoux pour les fondre.)

GREGOIRE. — Tous ces étrangers s’abattent sur notre Russie comme des corbeaux sur un cadavre. Gustave, le prince de Danemark... Tenez, sans aller si loin, Boris n’est-il pas un Tartare? Son grand-père s’était converti, dit-on. Pour moi, je crois qu’il est demeuré païen comme son petit-fils.

CHOUBINE. — Laisse donc là notre glorieux tsar, Grégoire. Tu ne ferais pas ton chemin à Moscou, crois-moi, si tu ne mets un frein à ta langue maudite.

GREGOIRE. — Voilà le frein que j’aime à sentir dans ma bouche, (Il boit.)

YOURII. — Reste-t-il encore quelques-uns des serviteurs du tsarévitch?

CHOUBINE. — Non; la plupart ont été exilés avec ses oncles, les Nagoï, ces bons seigneurs, pour avoir massacré des officiers du tsar qu’ils accusaient d’avoir égorgé l’enfant. Dieu ait pitié d’eux! C’est un terrible pays que la Sibérie, dit-on. Il n’y a plus ici que la nourrice du tsarévitch, une pauvre vieille femme qui vit de la charité des bons chrétiens.

YOURII.. — Quel est son nom?

CHOUBINE. — Orinka Jdanova. Elle est folle, la pauvre femme... elle ne peut se persuader que son nourrisson soit mort... Tiens, voici une relique du tsarévitch; c’est le sceau dont on scellait pour lui ses lettres... Il est d’or fin, et pèse près de deux onces... Je ferais aussi bien de le fondre : je ne sais pas pourquoi je l’ai gardé.

YOURII. — Montre-le-moi. (Il lit.) Démétrius Ivanovitch... c’est mon nom aussi. Vends-moi ce sceau, Choubine; quand je serai l’ataman des Zaporogues, il me servira...

CHOUBINE. — Mais il y a les armes de Russie gravées sur ce sceau...

YOURII. — Qu’importe? Voici des ducats de Pologne; prends ce qu’il te faut. Ce bijou me plait.

CHOUBINE. — Mais...

GREGOIRE. — Achète-toi plutôt un cafetan, ou bien un bonnet d’agneau noir; que feras-tu de cette babiole?

CHOUBINE, bas à YOURII. — Au fait... si vous voulez ce sceau... il est à vous. Je suis heureux de vous le donner.

YOURII. — Je prétends le payer.

CHOUBINE. — Et moi je le donne.... Il ne m’a pas coûté cher.... Je le tiens d’un pauvre secrétaire du tsarévitch, qui me le vendit, partant pour la Sibérie...

YOURII. — Comment se nomme-t-il?

CHOUBINE. — Ivan Fëdorovitch Lenskoï.

YOURII. — Enfin combien cela vaut-il?

CHOUBINE. — Daignez l’accepter comme un humble don de votre hôte.