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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/103

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L’ÉMIGRATION EUROPÉENNE DANS LE NOUVEAU-MONDE

que les propriétaires eux-mêmes soient embarrassés de ce tableau de détresse, qui attristerait leurs yeux et troublerait leurs jouissances ; eux aussi, ils partent, non point pour les rivages éloignés de l’exil : ils se contentent de traverser l’étroit canal qui les sépare de l’opulente métropole, et vont dépenser à loisir, dans l’insouciance de l’absentéisme et au sein de toutes les recherches du luxe et de la société élégante, les rentes de leurs domaines. En vain le gouvernement, en certains jours de pitié ou de prudence politique, s’est-il décidé à multiplier les travaux et à sacrifier des millions ; le budget ne peut rien contre une situation dont tant de publicistes ont retracé déjà les périls. Dieu pourtant a donné à la verte Érin de fertiles plaines, il s’est même plu à y prodiguer les sites gracieux et pittoresques que viennent admirer les touristes. Ces beautés naturelles, qui charment les yeux, font ressortir plus vivement le contraste que présentent sur le même sol des récoltes si riches et une population si pauvre ! comment retiendraient-elles toutes ces familles qui ne peuvent en jouir ? Pendant de longues années encore, on verra les Irlandais s’expatrier de désespoir et se transporter par troupes nombreuses à bord des navires de l’Atlantique.

En Angleterre, le mouvement de l’émigration présente un caractère différent. Le paupérisme y prend une part moins exclusive. Ce n’est point seulement la misère qui chasse les Anglais hors de leur pays ; c’est la loi. Tandis qu’en France le code civil, réglant le partage à peu près égal des successions, a élevé à 12 pour 100 la proportion des propriétaires fonciers dans l’ensemble de la population, la loi anglaise semble ne pas permettre que le nombre des propriétaires terriens (180,000 environ) dépasse 1 pour 100 du chiffre des habitans. Comment une nation ainsi constituée ne serait-elle pas extrêmement mobile et désireuse de porter au dehors ses capitaux et ses bras ? comment ne chercherait-elle pas ailleurs le sol et la propriété que la législation lui refuse ? Aussi l’émigration en Angleterre ne se recrute-t-elle pas uniquement, comme en Irlande, parmi les classes nécessiteuses ; elle entraîne au loin une certaine portion de cette classe intermédiaire que nous appelons en France la classe moyenne, race active, intelligente, qui, transplantée sur un autre territoire, développe le commerce de la Grande-Bretagne en même temps qu’elle met en valeur les richesses naturelles du pays où elle s’est fixée.

C’est ordinairement à Londres que vient s’embarquer cette catégorie d’émigrans. J’ai vu sortir des docks d’immenses navires que les steamers devaient remorquer jusqu’à la mer et qui étaient chargés de plusieurs centaines de passagers. Ceux-ci se tenaient sur le pont, envoyant à la rive leurs derniers adieux, et ils se sentaient entraîner sur le fleuve sans préoccupation et sans tristesse. Ce n’était pas en effet, pour eux comme pour les Irlandais, l’exil, éternel peut-être, de la misère ; ce n’était qu’un voyage dont ils avaient froidement calculé les chances, et qu’ils accomplissaient avec la satisfaction que laisse toujours dans l’âme l’exercice viril du libre-arbitre. Les uns allaient rejoindre le reste de leur famille, déjà établie, déjà heureuse, de l’autre côté de l’Océan ; les autres, possesseurs d’un modeste capital, songeaient d’avance aux profits du négoce qu’ils se proposaient d’entreprendre et à la vente de la petite pacotille qu’ils emportaient. La plupart, en un mot, avaient un but déterminé, une destination précise, un point fixe, vers lequel pouvaient se