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procession vaudoux qui vient suspendre l’audience en retenant le président du jury dans la rue et en attirant précipitamment la cour aux fenêtres. Les adversaires, ainsi que les avocats, les avoués, les huissiers des adversaires de M. Mullery, ne sont pas, bien entendu, plus ménagés par la Revue des Tribunaux que les juges qui condamnent M. Mullery, et ils ont d’autant plus à redouter la lutte, que celui-ci a bec et ongles dans l’acception la plus littérale du mot, témoin ce fait divers d’un autre journal haïtien[1]; c’est bien encore là, si je ne me trompe, de la littérature de mœurs :


« ….. Le citoyen Mullery se croyant en foire, quand bien certainement il était dans l’enceinte du palais de justice, sans avoir égard au respect qu’on doit à ce local et à un officier ministériel dans l’exercice de ses fonctions, pénétra dans le banc même de son adversaire, écartant, par une poussée, M, Saint-Amand, qui se trouvait sur son passage, et jusque sous le nez de l’officier ministériel, lui cracha à la face le mot polisson, qui lui valut un coup de code à la figure.

« Il y eut alors quelque chose de vraiment féroce.

« Le citoyen Mullery saisit son adversaire au collet, l’attira à lui, et, faisant usage des armes du tigre et autres carnivores, le happa avidement au visage, le traîna à la remorque dans cette douloureuse position tout autour du banc, tint furieusement bon, et ne lâcha sa proie que quand la chair, enlevée par ses dents, ne leur opposait plus la moindre résistance.

« A voir, d’un côté, Me Richet blême, malade, baigné de sang, ayant un lambeau de chair de la largeur d’une gourde pantelante sur la joue, et, de l’autre, le citoyen Mullery la bouche écumante de boue et de sang, l’on affirme qu’ils faisaient l’effet, l’un d’un homme échappé à la fureur de quelque bête féroce, l’autre d’un cannibal, d’un anthropophage, d’un chien enragé. Jusqu’à ce moment, on voit empreint sur le banc où était M, Richet un morceau de chair humaine au milieu de nombreuses taches de sang.

« Malgré la double atteinte que ce fait portait au respect dû au tribunal et à un officier ministériel dans l’exercice de ses fonctions, doyen, juges, ont froidement assisté au dénoûment de ce massacre sans faire la plus légère réquisition contre le délinquant, etc. »


A la fin cependant, le soldat de garde est requis d’arrêter M. Mullery; mais ce militaire juge prudent d’imiter la réserve des magistrats et livre respectueusement passage au vainqueur de Me Richet.

En résumé ce ne sont pas les élémens, on le voit, qui manquent au futur roman de mœurs haïtien. Ce qui lui manque, c’est le public. Un livre de cette nature ne trouverait certainement pas à s’adresser, dans notre ancienne colonie, à plus de trois ou quatre cents lecteurs, et, roman pour roman, ceux-ci préféreraient acheter les nôtres, qui joignent à une supériorité de forme bien explicable la recommandation capitale pour le pays d’une consécration européenne. Les quelques essais de ce genre qu’ont faits les écrivains de Port-au-Prince n’ont

  1. Le Manifeste du 18 juillet 1841.