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conjugal en s’écriant : « Je le tiens! — Qui donc? demande avec inquiétude sa moitié. — Ce vers qui me manquait! — Ver là ba-nous bananes. — Ce vers-là nous donnera-t-il des bananes[1]? » dit la plaintive épouse en se rendormant. Les bananes, et rien que les bananes (car l’universelle stagnation des affaires ne permet guère ici de viser au-delà), voilà, en effet, le cri de l’esclave qui vient relancer au milieu de leurs triomphes rêvés les vocations poétiques du pays. Il y en a peu qui tiennent ferme jusqu’au bout. Usés et ennuyés par cette inféconde lutte de tous les jours avec les préoccupations d’une vie besoigneuse, auxquelles ne font contre-poids ni ces jouissances intellectuelles que tout centre de civilisation offre au pauvre comme au riche, ni les encouragemens de la renommée qui se distribuent trop loin d’eux, la plupart des poètes haïtiens finissent par abandonner la bouteille à l’encre pour la bouteille de tafia, et ils y trouvent souvent, hélas! leurs meilleurs poèmes, — séduisans poèmes, où les casse-cous de la raison et de la rime ne viennent plus gêner le galop de l’imagination :

Imagination, mon agile cavale.
Quel beau soleil à l’horizon !
Viens, mon amour, partons pour nos kiosques d’opale :
Il fait si triste à la maison !

Vers la fraîche oasis de mes jeunes années
Dirige ton rapide essor :
Quoi! plus d’arbres ni d’eau! rien que des fleurs fanées!
Mais leur parfum m’enivre encor.

Et voilà, par parenthèse, un poète qui n’en est certainement pas encore à la période du tafia. Puisse-t-il, quel qu’il soit (la pièce est simplement signée un Haïtien), puisse-t-il en éloigner long-temps son verre! Il boit l’inspiration à la bonne source. Je ne sais, en effet, si je me fais illusion et si, au sortir de ce champ d’orties et de citrouilles où j’ai pris la liberté de promener le lecteur, la moindre fleur s’embellit à mes yeux du contraste; mais il y a dans cette poésie, à défaut de véritable originalité, je ne sais quelle grâce à la fois pimpante et rêveuse qui ne me semble pas d’un imitateur vulgaire, et nous ne croyons pas nous réfuter en citant encore les dernières stances de la pièce :

Rêves de ma jeunesse, adieu !

Adieu, ciel où brillaient tant d’étoiles aimées.
Mer bleue où tremblaient leurs rayons;

  1. Banane s’emploie aux îles dans le sens proverbial de pain. Les nègres disent de quelqu’un de connaissance dont ils apprennent ou annoncent la mort : Pauvre diable ! li quitté bananes !