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CARACTÈRES ET RÉCITS.

L’HOMME ABANDONNÉ.



I.

« On nous annonce que lord Tevelham et la marquise d’Éponne étaient au nombre des passagers qui ont péri dans le dernier accident arrivé sur le Mississipi. » Voilà ce que j’ai lu récemment dans un journal américain que je n’ai trouvé ni dans un salon, ni dans un club, ni dans un café, — mais dans un gourbi au pied du Jurjura. Il y a long-temps qu’un poète s’est étonné de la bizarre destinée des choses écrites. Qui avait apporté là, dans cette demeure perdue, au milieu de ce désert, cette page volante des fébriles mémoires où se peint l’ame des nations civilisées ? Mes songeries, du reste, ne furent point pour ce mystère : elles furent pour les souvenirs qu’éveillaient chez moi deux noms connus. Ainsi donc, pensais-je, de ces trois existences qu’une fatale aventure a mêlées, il n’en est plus une maintenant qui appartienne à cette terre. Une des excellentes qualités de la mort, c’est qu’elle attire la vérité, au lieu de la repousser, de la honnir, de la conspuer, ainsi que le fera éternellement la vie. Qui empêchera aujourd’hui, pensais-je encore, un témoin de ce drame, dont les acteurs sont à présent derrière le rideau destiné à se baisser sur nous tous, de raconter ce qu’il a vu ? Et je profitai des loisirs que me donnait un séjour forcé dans un pays où n’abondent pas les distractions pour