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des campagnes furent recueillies par les étudians et illustrées par les artistes ; la langue se transforma en accueillant une foule de provincialismes et d’expressions villageoises inconnus aux anciens auteurs. Bohdan Zaleski fut le premier qui réussit à exprimer, dans des vers d’une parfaite beauté, cette tendance nouvelle. Dès 1826, il publia ses Doumas oukrainiennes (chants historiques des Kosaques polonais), qui eurent un succès d’enthousiasme ; puis vint son livre des Rusalki[1]. véritable chef-d’œuvre de suavité et de grâce populaire. Dans la prose, l’ardent et sensible Brodzinski introduisait la même réforme. Doué d’un goût beaucoup plus sévère et armé d’études plus sérieuses que Zaleski, poète et prosateur à la fois, Brodzinski, dans ses ouvrages malheureusement trop peu nombreux, parvint à purifier de toute leur vulgarité ces élémens nouveaux, qu’il éleva presque à la hauteur de l’idéal antique.

L’héritage de ce grand réformateur de la littérature polonaise, trop tôt enlevé à son pays, échut après lui à un des plus célèbres poètes de la Pologne. Passé trop brusquement de l’obscurité des forêts de sa Lithuanie à l’apothéose et à l’éclat des salons, Mickievicz ne s’était malheureusement pas assez mêlé au peuple pour en comprendre à fond les besoins. Formé sur les modèles germaniques, latiniste par son éducation et par toutes ses idées, ce barde puissant n’avait de slave que la magnificence des images et la mélodie du style. Quant à ses tendances, elles étaient plutôt cosmopolites que nationales. C’est ce qui explique son immense succès dans les hautes classes de la société. Mickievicz excelle dans l’ode et la ballade. Quand il se laisse aller à des ouvrages de longue haleine, il devient un conteur épique, un contemplateur sublime ; mais il ne s’élève jamais au drame. Son génie est trop exclusif, trop fantasque, trop personnel pour réussir dans le drame, qui nécessite les plus profonds calculs, la complète domination de soi-même et l’absorption de l’esprit dans son sujet. Mickievicz n’en a pas moins été pendant dix ans le prince des poètes polonais. Ce n’est qu’en 1830 que, la dernière heure de la vieille aristocratie polonaise ayant sonné, Mickievicz se trouva forcément jeté dans un ordre d’idées trop nouveau pour lui, où il s’égara et laissa tomber de ses mains le sceptre de la poésie nationale.

Ce grand lyrique avait toujours été systématiquement ennemi du drame. La raison en était simple : il n’avait jusqu’alors connu en Pologne d’autres drames que ceux qu’on imitait servilement de l’école classique française, qui, jusqu’en 1830, avait régné tyranniquement sur la scène de Varsovie. Élégante et froide expression de la société factice et empesée de l’époque napoléonienne, cette tragédie si

  1. Les Rusalki sont des nymphes nithéniennes de la Galicie.