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Jules Slovacki était possédé d’une étrange manie d’imitation qui s’expliquait sans doute par sa vie d’exil et de voyages à travers l’Europe. Tout ce qu’il a écrit, drames, ballades, élégies, est pris sur des modèles antérieurs qu’il a su élaborer et s’approprier au point de résumer en sa personne tous les autres poètes polonais, et de concentrer dans ses œuvres, comme dans un miroir ardent, l’esprit de toutes les époques. Son génie est d’une telle vigueur, que, de cette masse d’élémens anciens ou étrangers, il sait constamment tirer un idéal nouveau, original et prophétique de l’avenir. Ce qui le prouve, c’est son célèbre drame de Mazeppa, la plus belle, la plus parfaite tragédie polonaise contemporaine qui ait précédé celles du grand poète anonyme de la Pologne, auteur de la Comédie infernale. Sans offrir les formes soignées, le style châtié et mélodieux qu’on retrouve par exemple dans son poème de Balladyna, cette œuvre, par ses défauts mêmes, par son excès d’action et d’effets de théâtre, est la plus vivante expression du drame slave contemporain. Mazeppa nous peint toutes les tendances et présentes et passées de l’esprit polonais. Slovacki, dans le drame, a donc totalement effacé Mickievicz; et il faut déplorer que la misère et une mort prématurée ne lui aient pas permis d’atteindre à toute la hauteur, à la variété de développement auxquelles la nature semblait appeler ce beau génie.

Toutefois, devant l’immortel anonyme, Slovacki s’efface à son tour. Dans ses deux drames immenses, l’Irydion et la Nieboska Komedya (Comédie infernale)[1], l’anonyme polonais dévoile toutes les plaies de notre siècle et en proclame le remède. Sa poésie est sans doute heurtée, quelquefois incohérente. Ne symbolise-t-elle pas un naufrage horrible? Comment lui demander le repos divin, l’inimitable placidité du beau idéal grec? Aussi est-ce une foudre vivante, une tempête en permanence, comme la vie même des Polonais. L’anonyme a créé une poésie transitoire comme l’état social actuel de la Pologne et du monde. Le jeu de la scène, l’intrigue, la passion même ne deviennent sous sa main que des accessoires. Son drame est trop vaste pour se prêter aux exigences de la scène, et d’ailleurs la masse du public serait encore hors d’état de le comprendre.

Ainsi, de drames qui puissent être transportés sur nos scènes actuelles et qui soient l’expression complète de ses nouvelles tendances, la Pologne n’en a pas. Représentant à son plus haut point d’acharnement le combat social, politique, intellectuel entre la vieille et la nouvelle Europe, la Pologne de nos jours ne se meut à l’aise que dans la forme lyrique. Elle s’est contentée de poser, par les mains de son illustre anonyme, les bases du drame slave, qui, à l’avenir, n’aura de

  1. Voyez la Comédie infernale dans la Revue du 1er octobre 1846.