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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/24

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REVUE DES DEUX MONDES.

sant près du salon pour aller faire une promenade dans le parc, j’ai entendu des accords de piano ; c’était Valérie jouant une valse. J’ai marché jusqu’à elle sur la pointe des pieds ; elle était placée de manière à me tourner le dos, mais il y avait une glace devant elle. À un imperceptible mouvement de sa tête, j’ai compris qu’elle m’avait vu et qu’elle allait feindre la surprise. En effet, son jeu s’est ralenti et a pris quelque chose de plaintif, quand tout à coup elle s’est retournée avec un léger cri ; elle avait dans les yeux des larmes qu’elle a rendues encore plus visibles en les essuyant brusquement. — Ah ! fit-elle, pourquoi êtes-vous entré ainsi ? Vous devez bien comprendre qu’il y a des momens où je souffre ; mais je ne veux point qu’on me voie dans un de ces momens-là. — Ce disant, elle se leva prestement et alla s’asseoir sur un petit canapé où je pris place auprès d’elle. J’avais déjà jugé la situation. Je m’étais trompé en pensant que Valérie rejetterait la pensée de toute coquetterie avec moi. À Paris, nous nous étions toujours évités par cette excellente raison, que nous n’avions rien à nous apprendre, que les analogies mêmes de nos deux natures étaient pour nous une source d’ennui. Un soir seulement, où il était question de proverbe, Mme d’Éponne m’avait interpellé. — Nous pourrions, m’avait-elle dit, jouer un proverbe à nous deux qui s’appellerait à corsaire corsaire et demi. — Je lui avais répondu fort gravement : — Je serais le corsaire et demi, madame. — Sur quoi, elle m’avait répliqué d’assez méchante humeur : — Ce mot-là ne me le ferait point croire. Il sent furieusement la vieille méthode de ces roués qui débutent dans leurs attaques par l’aplomb, la superbe, l’abus étourdissant de la confiance. — J’aurais pu contre-répliquer à mon tour ; mais je m’étais éloigné silencieusement. Telle avait été notre unique escarmouche. Aujourd’hui, dans le désœuvrement de la solitude, elle s’attaquait franchement à moi. Dès le lendemain de mon arrivée, les hostilités commençaient et commençaient vivement. Je résolus de les faire cesser.

« — Écoutez, lui dis-je : Ladislas est parti ce matin ; nous voilà condamnés à un tête-à-tête que vous ne savez comment remplir. Vous avez envie de jouer avec moi le proverbe dont vous m’avez parlé un soir. Vous rappelez-vous ce souvenir ? Je ne sais pas lequel des deux corsaires serait vainqueur, si le combat que vous m’offrez avait lieu ; mais le bonheur de notre pauvre Oleski pourrait bien périr dans l’action. Ce brave garçon, quoiqu’il soit de nous trois le plus avancé dans la vie, croit encore à maintes choses dont nous avons depuis long-temps reconnu le néant. S’il pouvait un instant seulement se défier de moi, se plaindre de vous, il éprouverait un désespoir dont la seule pensée m’effraie. Les deux fantômes que lui présentent ses heureuses visions, l’amitié et l’amour, lui sembleraient envolés de ce monde. Il