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L’homme qui fut à la fois le plus malheureux et le plus magnifique dans cette situation affreuse, c’est lord Chatham. Un déchirement mortel tourmentait cette grande ame. Il était ministre de nom quand le nouveau conflit américain avait commencé ; la maladie l’avait empêché de l’étouffer dans son principe. Lui qui avait tant fait pour l’Amérique et contre la France dans cette glorieuse guerre de sept ans, qu’il appelait orgueilleusement ma guerre, il voyait l’Amérique se retourner contre l’Angleterre, et fournir à la France, dont elle invoquait l’alliance, l’occasion de splendides représailles ! Lui qui avait été éloigné du pouvoir par le roi au nom de la paix, il voyait son pays se consumer par la volonté du roi dans le fratricide d’une guerre civile ! Ce spectacle soulevait les bouillonnemens de son ame enflammée, exaspérait les rages nerveuses de son tempérament convulsif. Il se plongea tout entier dans l’opposition la plus agressive, déplorant et méprisant la tiédeur des autres whigs : « J’ai vu l’autre jour, écrivait-il en 1770 à un de ses amis, — le marquis de Rockingham, et je n’ai rien appris de plus que ce que je savais déjà, c’est-à-dire que le marquis est un homme honnête et honorable, mais que modération ! modération ! est le refrain de la clique. Quant à moi, je suis résolu de me passionner pour le public, et d’être un épouvantail de violence à côté de ces gentils gazouilleurs de bocage, les whigs modérés et les hommes d’état tempérés. » Il tint parole. Il attaqua plus audacieusement que personne cette influence occulte à laquelle on attribuait la politique du gouvernement, et qui n’était autre que le propre système de George III ; il défendit la résistance des Américains, et l’exalta comme un exemple héroïque donné à l’Angleterre elle-même. Les incidens de la guerre, les Allemands mercenaires et les sauvages appelés en Amérique au secours des troupes anglaises, lui fournirent les motifs de ses plus foudroyantes apostrophes contre la politique des ministres. Un instant, lorsque la France reconnut l’indépendance des États-Unis et prépara la guerre contre l’Angleterre, il eut une illusion de patriotisme et de génie ; il crut pouvoir réveiller chez les Américains le vieux ferment de la haine française ; il crut que, si l’on donnait satisfaction complète aux griefs des colonies et que si l’on remuait dans le cœur de ces populations les fibres nationales, on pourrait du même coup réconcilier les deux peuples frères et les lancer ensemble dans la même charge contre l’étranger qui grandissait par leurs discordes. Pour qu’un retour pareil eût été possible, il eût fallu au moins que lord Chatham fût ministre, et le roi était plus obstiné que jamais à lui fermer ses conseils ; mais il eut bientôt la douleur suprême de se voir dépasser par ceux dont il avait gourmande d’abord la modération. George ne voulait faire aucune concession à l’Amérique avant qu’elle fût vaincue ; lord Rockingham et ses amis, prévoyant l’inévitable is-