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chais à Madrid ? — C’est d’abord un grand mémoire sur la concession du commerce exclusif de la Louisiane à une compagnie française organisée à l’instar de la compagnie des Indes, pour laquelle Beaumarchais assiège le ministère espagnol. — C’est ensuite un plan en vertu duquel il demande à être chargé de fournir de nègres toutes les colonies espagnoles. L’idée est assez singulière, venant de l’auteur du petit poème contre l’optimisme dont j’ai parlé, et où je trouve la tirade suivante, écrite un an à peine avant le voyage à Madrid :

« Si tout est bien, que signifie
Que, par un despote asservie,
Ma liberté me soit ravie ?
Mille vœux au ciel sont offerts,
En tous lieux l’humanité crie :
Un homme est esclave en Syrie,
On le mutile en Italie :
Son sort est digne des enfers
Aux Antilles, en Barbarie.
Si votre ame en est attendrie,
Montrez-moi, raisonneurs très chers,
Sur quelle loi préétablie
Mon existence est avilie,
Lorsque, par les documens clairs
D’une saine philosophie
Que le sentiment fortifie,
Je sais que l’auteur de ma vie
M’a créé libre, et que je sers.
Suis-je un méchant, suis-je un impie,
Lorsqu’avec douleur je m’écrie :
Tout est fort mal dans l’univers[1] ? »

C’est ainsi que chez Beaumarchais la spéculation fait parfois un peu contraste avec la philosophie.

Le troisième projet que Beaumarchais rédige à Madrid entre un concert et un dîner, c’est un mémoire pour la colonisation de la Sierra-Morena ; puis viennent divers travaux sur les moyens de faire fleurir

  1. Deux ans après, en 1766, Beaumarchais, qui avait déjà oublié son projet de se faire fournisseur de nègres, écrivant au chef des bureaux de la marine en faveur d’un mulâtre, commence sa lettre ainsi : « Un pauvre garçon nommé Ambroise Lucas, dont tout le crime est d’avoir le teint presque aussi basané que la plupart des hommes libres de l’Andalousie et de porter des cheveux bruns naturellement frisés, de grands yeux noirs et des dents fort belles, ce qui est pourtant bien pardonnable, a été mis en prison à la réquisition d’un homme un peu plus blanc que lui qu’on appelle M. Chaillou, qui avait à peu près les mêmes droits sur le basané que les marchands ismaélites acquirent sur le jeune Joseph, lorsqu’ils l’eurent payé à ceux qui n’avaient nul droit de le vendre ; mais notre religion a des principes sublimes qui s’arrangent admirablement avec la politique des colonies. »