Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/36

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
30
REVUE DES DEUX MONDES.

aimé sans doute la lui rendre de son vivant, et je l’estimais assez pour y joindre, sans craindre de le blesser, les observations de la critique désintéressée : il n’aurait eu place alors que dans l’aperçu rapide sur la littérature actuelle qui terminera mon ouvrage. Ses titres littéraires appartiennent aujourd’hui à la postérité, et quoiqu’elle soit encore bien voisine de lui, je tâcherai de la faire parler, comme si elle en était déjà loin. Mon jugement ne sera pas suspect, j’étais plus de sa société que de ses amis, et je n’ai pas été dans le cas de recevoir de lui aucun des services qu’il rendait si volontiers aux gens de lettres et que je n’ai pas ignorés.

«… Agréez, etc.

De La Harpe. »


Le travail de La Harpe est donc important comme témoignage loyal en faveur des bonnes qualités de Beaumarchais ; mais il n’en reste pas moins, sous le rapport biographique, une esquisse très superficielle et très incomplète. Un littérateur estimable, Gudin de la Brenellerie, le frère du caissier Gudin dont je viens de parler, et qui fut pendant plus de vingt-cinq ans un des amis les plus dévoués, les plus intimes de Beaumarchais, avait été frappé des lacunes de cette étude de La Harpe et avait entrepris d’y suppléer[1]. Il avait rédigé dans ce but une no-

  1. Paul-Philippe Gudin de la Brenellerie, ayant toujours été le fidus Achates de Beaumarchais, mérite ici une mention particulière. Issu d’une famille genevoise, il naquit à Paris en 1738 ; il était, comme Beaumarchais, fils d’un horloger. Sa liaison avec lui commença en 1770 et se continua sans un nuage jusqu’à la mort de Beaumarchais. Gudin survécut treize ans à son ami ; il est mort le 26 février 1812 correspondant de l’Institut. Cet écrivain, souvent loué par Voltaire, avait plus de fécondité que de talent ; il a publié un grand nombre d’ouvrages en prose et en vers ; il a fait jouer ou imprimer plusieurs tragédies dont une a été brûlée à Rome, en 1768, par décret de l’inquisition. Tous ces écrits sont aujourd’hui également oubliés. Peu de personnes même se doutent qu’un des vers français qu’on cite le plus souvent à propos de Henri IV :
    Seul roi de qui le pauvre ait gardé la mémoire,

    est de Gudin. Ce vers, qui se trouve dans un morceau de poésie envoyé par lui à un concours académique en 1779, fut signalé par l’Académie comme propre à servir d’inscription à la statue de Henri IV. (Voir la Correspondance de Grimm, mai 1779.) Écrivez donc de nombreux volumes pour qu’il ne reste de vous qu’un seul vers heureux que tout le monde connaît, mais dont on ignore l’auteur. À défaut de génie, Gudin avait du moins un excellent cœur. Il partageait à la vérité tous les préjugés philosophiques du XVIIIe siècle, il avait aussi cette teinte de libertinage d’esprit qui était à la mode alors ; mais sa vie était modeste et beaucoup plus régulière qu’on ne le croirait à la lecture de quelques-unes de ses poésies légères. Son intelligence était d’ailleurs portée principalement vers les études sérieuses ; la plus grande partie de son existence a été consacrée à la composition d’une histoire de France très volumineuse, sur laquelle il fondait les plus belles espérances de gloire, et qui n’a jamais pu trouver un éditeur. Le caractère de Gudin était timide, mais plein de délicatesse et de probité. On a suspecté quelquefois bien à tort le désintéressement de son affection et de son enthousiasme pour Beaumarchais. J’ai dans les mains un très grand nombre de lettres de Gudin qui prouvent la liberté, la franchise et la délicatesse de ses rapports avec son opulent ami ; je n’en citerai qu’un exemple qui me semble touchant. Lorsque, après la terreur, Beaumarchais rentra en France, Gudin, retiré dans une campagne à cinquante lieues de Paris, brû-