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couverts d’eau et de vase à vingt pas à la ronde, comprirent qu’il devenait prudent de s’éloigner.

— Soubala, Soubala, dit en tremblant de colère et de honte le mahout Chérumal, me feras-tu un pareil affront devant tout le monde ? N’es-tu plus le roi des éléphans? Qui t’a élevé, qui t’a instruit depuis le jour où tu fus pris si jeune par les chasseurs du radja ? Soubala, encore un effort, et je te mènerai demain saluer la belle Mallika !…

Ces derniers mots, prononcés à voix basse dans l’oreille de l’éléphant, parurent agir sur le noble animal comme un talisman. Il donna une telle secousse à la poutre, qu’il l’arracha du milieu de la vase, mais elle retomba aussitôt : décidément, la tentative était au-dessus des forces de Soubala. Furieux de sa défaite, l’éléphant leva sa trompe, comme un athlète lèverait son poing prêt à frapper. Un rugissement rauque retentit dans son gosier, et la foule eut peur. La colère s’emparait de la gigantesque bête, elle retournait à l’état sauvage et menaçait de passer le premier accès de sa fureur sur le mahout, qui s’offrait à son instinct comme le symbole du travail forcé et de l’esclavage. Chérumal calculait toute la portée du péril ; son honneur, — il y en a pour tous les genres de profession, — son honneur de mahout l’obligeait à tenter tout ce qui était humainement possible pour maîtriser le dangereux animal confié à ses soins. Au moment où le pauvre Hindou, n’espérant presque plus rien de ses efforts, cherchait, à force de cris et de coups, à lui inspirer l’obéissance et la crainte, Soubala parut se calmer. Ses mouvemens devinrent moins brusques, il secoua moins rudement le cornac accroché sur son cou ; enfin sa trompe ne s’agita plus dans les airs comme une massue terrible. Une douce voix, qui résonna timidement à ses oreilles, acheva de l’apaiser : c’était celle de Mallika. Attirée par la foule qui se pressait autour du canal, la jeune fille avait bien vite distingué le visage plus blanc de l’Arabe au milieu des Hindous à la peau noire.

— Eh ! mon pauvre Chérumal, dit-elle au mahout en s’approchant de lui, tu avais donc bien maltraité Soubala, qu’il était tout en colère ?

— Est-ce ma faute à moi, répliqua Chérumal que la crainte, la joie et la confusion faisaient balbutier, est-ce ma faute si ce nakodah se met en tête de vouloir arracher de l’eau des pièces de bois qui y séjournent depuis cinquante ans, parce qu’on n’a jamais pu les en tirer ?

— Il a le droit de choisir ce qu’il a le moyen de payer, répliqua Mallika. Voyons, vas-tu pleurer comme une femme à la face de tous les habitans d’Alepe ? Il ne manquerait plus que cela pour te couvrir de honte après l’échec que tu viens d’essuyer, et dont on parle déjà dans le bazar.

— Si je pleure, c’est de rage, répliqua vivement le mahout ; puis il poussa de nouveau l’éléphant dans le canal. Le robuste animal