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d’Eugénie, défaut dont Grimm va triompher tout à l’heure en traitant fort mal la pièce et l’auteur, est parfaitement saisi par le duc de Nivernois. « J’avoue, écrit-il, que j’ai toutes les peines du monde à me prêter au rôle du marquis (le séducteur, devenu à la représentation lord Clarendon). Dans le premier acte, c’est un franc scélérat avec réflexion et sans remords ; il a trompé une fille de condition par un faux mariage, il la laisse grosse, il veut en épouser une autre, et c’est cet homme qui doit trouver grâce devant Eugénie, qu’on excuse et qui intéresse ! Il faudrait bien des préparations pour arriver à ce but. » Et le duc de Nivernois en indique quelques-unes. C’était là en effet tout le problème, trouver le moyen de rendre un séducteur de ce genre assez intéressant pour qu’une personne aussi distinguée qu’Eugénie par la noblesse et la délicatesse des sentimens puisse, après la découverte du crime, aimer encore le coupable et lui faire grace sans que son caractère à elle soit faussé. Beaumarchais n’avait pas assez senti cette difficulté : sur les observations du duc de Nivernois, il ajouta quelques touches au caractère du séducteur, il renforça un peu dans ce rôle l’hésitation, les remords, les circonstances atténuantes, qui étaient à peine indiqués ; mais le drame resta toujours défectueux sur ce point, et la bassesse de Clarendon, travaillant jusqu’au dernier moment à tromper Eugénie, qui se croit sa femme, tandis qu’il se prépare à un second mariage, rendait impossible la scène de la réconciliation.

Les critiques du duc de Nivernois, quant au style, furent plus utiles à l’auteur d’Eugénie. Je vois, en comparant le manuscrit à la pièce imprimée, que Beaumarchais eut le bon esprit de s’y conformer très docilement. Il s’agissait en effet ici de faire dialoguer des personnes de condition ; le style devait être naturel, mais jamais trivial ; il ne devait pas davantage être guindé : or cette juste mesure entre la vulgarité et l’affectation n’est pas, on le sait, la qualité dominante du style, d’ailleurs si animé, de Beaumarchais. Dans le manuscrit, par exemple, au moment où Eugénie se plaint de ne pas voir arriver le marquis de Rosempré (ou lord Clarendon), sa tante lui répondait : « Ses devoirs ne lui permettent pas de quitter la cour à votre coup de sonnette. » Le duc de Nivernois proteste contre le coup de sonnette ; Beaumarchais s’empresse avec raison de le supprimer. Plus loin, la tante, personne un peu brusque, en entendant rentrer son frère, le père d’Eugénie, qui n’est pas moins impétueux que sa sœur, disait : « Reconnaissez mon tonnerre de frère au vacarme qu’il fait en rentrant. » — « On pourrait se passer, écrit le duc, de cette expression pour le moins hasardée, » et Beaumarchais renonce à son tonnerre de frère. Ailleurs, la tante, irritée contre ce frère qui vient d’accabler Eugénie de reproches sanglans, lui disait : « Courage, homme des bois, ne garde plus de mesure, presse-toi, prends un couteau, égorge ta fille. » — « Si