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fois chez les peuples les mieux doués. Dans le pays de Sophocle comme dans le pays de Corneille, chez les compatriotes de Shakspeare comme chez les compatriotes de Goethe, la poésie dramatique n’a eu qu’un temps. Elle a brillé à son heure; elle a exprimé à un instant précis la vie morale de plusieurs millions d’hommes ; puis, cet instant passé, il semble qu’un mystérieux accord ait été tout à coup et secrètement rompu; des tentatives de toute nature, des tentatives empreintes de laborieux efforts ont succédé à ces belles créations qui attestaient non-seulement l’éclat du génie, mais la maturité d’une époque. C’est surtout, à ce qu’il semble, l’adolescence des nations qui a été ce moment favorable, c’est cette phase courte et brillante où un peuple, après les embarras de l’enfance ou la fougue indisciplinée de la première émancipation, va toucher à sa virilité, où il commence à pratiquer l’art d’une manière à la fois naïve et réfléchie, où la foi des âges précédens et cette sorte de liberté qui est indispensable à l’écrivain s’unissent dans une harmonieuse mesure. Avez-vous remarqué que les grands poètes dramatiques ont toujours été contemporains des philosophes, non pas des philosophes indignes de ce titre qui signalent la décadence des sociétés, mais de ces esprits immortels qui représentent le libre et respectueux essor de l’intelligence anoblie? Ce n’est pas là un simple hasard, c’est l’expression d’une loi. L’auteur de l’Œdipe roi appartient au même siècle que l’auteur du Timée; Shakspeare a brillé à côté de Bacon; Corneille écrivait le Cid, Horace et Polyeucte au moment même où Descartes écrivait les Méditations et le Discours de la Méthode; l’ame enthousiaste de Schiller était passionnée pour le stoïcisme de Kant, et Goethe reproduisait la nature à l’époque où la philosophie de Schelling l’éclairait de ses splendides rayons. Période lumineuse et rapide! épanouissement que suit bientôt le déclin ! Cette harmonie toute spontanée de la poésie et de la réflexion est brisée par le développement naturel des esprits. Les élémens qui s’étaient unis à leur insu se détachent peu à peu sans le vouloir pour suivre chacun sa marche. L’abus de la philosophie dessèche les sources sacrées; la poésie, abandonnée à ses seules forces, tombe dans la vulgarité, ou bien, si elle a honte de sa chute, elle se cherche péniblement une vie nouvelle dans je ne sais quelles entreprises tourmentées et bizarres. Admettez même qu’un grand artiste retrouve comme par miracle les inspirations disparues : le terrain lui manque, l’esprit public ne répond pas à son esprit, et l’on sent toujours dans ses meilleures productions quelque chose d’incomplet et de malsain.

Cette situation, commune à toutes les littératures, offre en Allemagne un caractère à part. Là on sent le mal et on a résolu de le combattre; on se rend un compte précis de toutes les difficultés, on connaît tous les obstacles, et l’ambition de les vaincre enflamme les esprits d’une