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« Une petite fichue madame de deux jours revient sans cesse à ma pensée, m’émoustille le cœur, me harcèle la tête. « Eh ! pourquoi ce tourment ? me dira son mari. Pour être agréablement chez les autres, les amuser, s’y plaire, il faut se dégager des siens, faire un contrat de société nouvelle, abandonner le reste, envoyer tout au diable. » C’est vrai, Miron, tu parles d’or, tu m’as toujours paru de bon conseil, je ne saurais le désavouer ; mais tu en parles à ton aise, vieux coq en pâte, car je te vois d’ici choyé, baisé, battu, content ; que te manque-t-il, à toi, pour être heureux ? que désires-tu ? Le mot que j’ai laissé dans le tuyau de ma plume ne résonne point encore à ton oreille ! et quoiqu’il soit partout, des faubourgs aux palais, chez les petits comme chez les plus grands, il est toujours pour toi dans le vague de l’air. Puisse la colonne au reste se dissiper partout ailleurs et ne jamais couvrir ton noble chef, car, quoique tu sois appelé, cette aigrette superbe ne te siéra pas bien. Voilà ce que je pense. »


Cette gaillardise s’allie très bien, chez Julie, à une grande exaltation de sensibilité ; elle a des momens d’enthousiasme à la Diderot, où elle adore Richardson. On a vu plus haut le père Caron comparant Beaumarchais à Grandisson ; voici la même idée exprimée par Julie sur un petit cahier où elle écrivait ses pensées :


« Richardson, homme divin, comme je te lis avec amour ! Mon ame s’élève à tes pensées et ta morale s’imprime jusqu’au fond de mon cœur. Je suis meilleure de moitié depuis que je connais Clarisse ; je suis plus noble aussi depuis que j’ai lu Grandisson.

« Grandisson ! quel modèle ! Comme ce livre me plaît, comme il m’intéresse ! Est-ce par les rapports que j’y vois, les circonstances qui s’y trouvent ? Je ne sais ; mais, si les choses ont droit de nous toucher en proportion des convenances, quel livre peut faire plus d’impression sur moi ?

« En combinant la chaîne des événemens et rapprochant chaque chose à son vrai point, tous mes esprits s’échauffent. Je vois dans Beaumarchais un autre Grandisson : c’est son génie, c’est sa bonté, c’est une ame noble et supérieure, également douce et honnête. Jamais un sentiment amer pour des ennemis sans nombre n’approcha de son cœur. Il est l’ami des hommes, Grandisson est la gloire de tout ce qui l’entoure, et Beaumarchais en est le bonheur.

« Vertueux Grandisson, modèle de ton sexe, cher, cher, aimable frère, amour de tous les deux, tu ne verras jamais ces expressions secrètes d’une sensibilité qui fait le charme de ma vie. Je l’entretiens ici pour moi, pour mon plaisir, pour soulager mon cœur d’une profusion de sentimens que je veux pénétrer. C’est le journal de mes pensées que je veux faire, et d’aujourd’hui je le commence. »


Les jugemens de Julie en littérature sont en général d’un esprit droit et fin. C’est ainsi qu’après avoir lu en 1775 un mauvais roman qui fut un instant à la mode, le Paysan perverti, de Rétif de la Bretonne, elle écrit :


« Je te renvoie, ma jolie petite causeuse, ce paysan si tant vanté, si recher-