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tardive qu’a tentée M. Gautier du grotesque Viau, malgré le titre de grand poète, de poète élevé et mélancolique qu’il lui a décerné, quel écrivain de nos jours porterait envie à cette gloire apocryphe? J’en appelle à M. Gautier à jeun de M. Gautier ivre de paradoxe : borne-t-il son ambition à être placé par la postérité sur le même rang que l’auteur du Parnasse satyrique? Qu’il fasse donc son profit de la destinée de son malheureux homonyme; qu’il se persuade surtout qu’on ne gagne rien à être le dieu d’une petite coterie. La popularité littéraire est à certains égards un brevet de gloire future : elle s’appuie sur le jugement des masses, jugement presque infaillible, parce qu’il a dans la sensibilité humaine son critérium naturel. Si parfois même la popularité s’empare d’un écrivain de second ordre, on peut être sûr qu’il rachète ses défauts par l’invention et le sentiment, moyens d’une éternelle puissance pour saisir et dompter la foule. Plus dangereuse est la réputation qui naît et croît au sein des cénacles : pour venir de juges d’élite, elle n’en a pas moins une tache originelle, car leur appréciation, souveraine en matière de difficultés vaincues, est soumise, quand il s’agit du fond, à des idées préconçues, à des procédés de critique artificiels. Cependant, à force d’être répétés par les lettres d’une époque, il est des noms qui se répandent et se popularisent; mais les productions de ces écrivains n’en obtiennent guère plus d’accès chez le peuple qui lit. Ils offrent une étrange anomalie : pas un triomphe éclatant qui se rattache à quelque grande œuvre, à quelque poème fameux. Ils végètent au sein d’une blafarde renommée, et jamais ils ne pourront s’écrier dans les transports de l’ambition satisfaite : « Maintenant je puis mourir, car j’ai vécu tout un jour. » Tel est M. Théophile Gautier. Quelles œuvres durables ont marqué depuis vingt ans des heures croissantes au cadran de sa renommée? Quelle idée réveille son nom prononcé? Quelle attention le public lui conserve-t-il? Il lui faut tout son style ensemble, ses tours de force et ce travail de l’improvisation quotidienne, tonneau des Danaïdes qui engloutit la vie par lambeaux, pour conquérir heure par heure la place qu’une centaine de pages chaleureuses et vivantes, dictées par la passion, inspirées par le cœur, suffisent souvent à conquérir à jamais. Aussi, malgré ses nombreux travaux, son nom est peu populaire ; en dépit de son culte pour la beauté féminine, il n’est pas même le poète des femmes. L’égoïste passion de l’art pour l’art l’a conduit à l’athéisme du sentiment humain, et de là à l’isolement du moi. Il n’a jamais vu la nature à la lumière du rayonnement intérieur, à la clarté de l’amour, cette dernière étincelle de croyance qui survit à la foi; il a beaucoup écrit, beaucoup vu, beaucoup cherché; il a visité l’Espagne, l’Angleterre, la Suisse, l’Italie, il nous revient de l’Orient. Il a demandé à l’antiquité, au moyen-âge, à toutes les écoles, à tous les genres de style, prose ou vers, le mot de l’énigme de la beauté dans l’art, et rien n’a parlé. Il a interrogé, mais en vain, les ruines, les statues et les tableaux, le ciel, le paysage et l’Océan : vieux monumens et nature toujours jeune ont également gardé le silence. Une seule chose en ce monde lui pouvait répondre, cette chose était son cœur ; mais l’auteur des Grotesques a-t-il jamais souffert? a-t-il jamais aimé?

Qu’on ouvre par exemple les) quatre publications nouvelles : Un Trio de Romans, Caprices et Zigzags, Italia, Émaux et Camées; l’écrivain y est tout entier sous ses aspects distincts de romancier, de touriste, de critique d’art et