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BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS.

son adorateur. Le pauvre Miron se voit sur le point d’être évincé, lorsque Beaumarchais, chez qui la colère n’avait jamais que la durée d’un moment, réfléchissant aux bonnes qualités de son ami, se charge lui-même de plaider sa cause auprès de sa sœur dans la lettre suivante adressée à son père, lettre qui le peint très bien lui-même avec son bon sens, sa bonhomie, sa gaieté malicieuse et un peu crue, en même temps qu’elle nous aide à faire connaissance avec sa sœur Boisgarnier et son ami Miron :


« Madrid, ce 14 janvier 1765.
« Monsieur et très cher père,

« J’ai reçu votre dernière, en date du 31 décembre, et celle de Boisgarnier, ou plutôt celle de Boisgarnier est du courrier précédent ; sa réponse m’a fait beaucoup de plaisir. Je vois qu’elle est drôle de corps avec beaucoup d’esprit et une ame droite ; mais si j’étais pour la moindre chose dans le froid qui règne entre son protégé et elle, et si ce qui s’est passé entre le docteur et moi fait le motif des points où ils ne sont pas d’accord, je dis d’avance que je fais remise entière de mon ressentiment, et qu’elle fera très bien de ne le tenir, quant à elle, que pour son propre compte ; car, quelque opinion que cet ami ait de moi, quelque comparaison qu’il en fasse avec ses propres qualités, je n’aurai pas de bruit avec lui. La seule chose capable de m’émouvoir est qu’il dise du mal de mon cœur, je lui passe de penser peu de bien de mon esprit : le premier sera toujours à son service, et le second prêt à l’étriller, quand il le méritera. Lorsque je lui dis son fait, c’est toujours sans amertume, je ne veux point l’offenser. Chacun n’a-t-il pas sa bosse ?

 
Loin, loin, Momus ! La mordante satire
N’entre jamais dans les plans que je fais.
Quand la gaieté vient m’inspirer d’écrire
Ou d’ébaucher en trois coups des portraits.

« Ainsi, loin que j’apprenne avec plaisir que nos amis se conviennent peu, j’en ressens une espèce de chagrin, car le Miron ne manque d’aucune des qualités solides qui doivent faire le bonheur d’une honnête femme, et si ma Boisgarnier était moins touchée de cela que rebutée par le défaut de quelques frivoles agrémens, qui même ne lui manquent pas, à tout considérer, je dirais que Boisgarnier est un enfant qui n’a pas encore acquis l’expérience qui fait préférer le bonheur au plaisir ; et, pour dire au vrai ce que je pense, je crois qu’il a raison de se préférer à moi en bien des choses sur lesquelles je ne me sens ni sa vertu ni sa constance, et ces choses-là sont d’un grand prix quand il s’agit d’une union pour la vie. Ainsi j’invite ma Boisgarnier à n’envisager notre ami que sur ce qu’il a d’infiniment estimable, et bientôt l’affaire se civilisera. J’ai été furieux contre lui pendant vingt-quatre heures ; cependant, état à part, il n’y a pas un homme que je lui préférasse pour être mon associé ou mon beau-frère. J’entends bien ce que Boisgarnier peut dire. Oui, il joue de la vielle, c’est vrai : ses talons sont trop hauts d’un demi-pouce, il frise le ton quand il chante, il mange des pommes crues le soir, il prend des lavemens aussi crus le matin, il est froid et didactique quand il jase, il a une cer-