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fréquentes. Pour moi, je me soumets à l’ignorance que les dieux ont ici voulu imposer aux hommes. « Newton et Laplace ont cherché, et, au grand honneur de l’esprit humain, ils ont trouvé.

Mais les rivages et le bassin de la Seine offrent encore, dans les parages de Quillebœuf, un curieux et redoutable effet des marées : c’est ce qu’on appelle, aux pleines lunes et aux nouvelles lunes des équinoxes, la barre de flot. Ce mouvement, tout-à-fait extraordinaire des eaux de la mer, immense dans son développement, capricieux par l’influence des localités, des vents et surtout de l’état variable du fond du lit du fleuve, a fait l’objet des longues recherches que je voudrais développer aujourd’hui. Voyons d’abord ce que c’est que la barre de flot.

Tandis qu’en général, et même à l’extrême embouchure de la Seine, au Havre, à Honfleur, à Berville, la mer, à l’instant du flux, monte par degrés insensibles et s’élève graduellement, — on voit au contraire, dans la portion du lit du fleuve au-dessous et au-dessus de Quillebœuf, le premier flot se précipiter en immense cataracte formant une vague roulante, haute comme les constructions du rivage, occupant le fleuve dans toute sa largeur de dix à douze kilomètres, renversant tout sur son passage et remplissant instantanément le bassin immense de la Seine. Rien de plus majestueux que cette formidable vague, si rapidement mobile. Dès qu’elle s’est brisée contre les quais de Quillebœuf, qu’elle inonde de ses rejaillissemens, elle s’engage en remontant dans le lit plus étroit du fleuve, qui court alors vers sa source avec la rapidité d’un cheval au galop. Les navires échoués, incapables de résister à l’assaut d’une vague si furieuse, sont ce qu’on appelle en perdition. Les prairies des bords, rongées et délayées par le courant, se mettent, suivant une autre expression locale, en fonte, et disparaissent. Successivement le lit du fleuve se déplace de plusieurs kilomètres de l’une à l’autre des falaises qui le dominent; enfin les bancs de sable et de vase du fond sont agités et mobilisés comme les vagues de la surface. Rien de plus étonnant que ces redoutables barres de flot observées sous les rayons du jour le plus pur, au milieu du calme le plus complet et dans l’absence de tout indice de vent, de tempête ou d’orage de foudre. Les bruits les plus assourdissans annoncent et accompagnent ces grandes crises de la nature, préparées par une cause éminemment silencieuse, l’attraction universelle. Homère, le grand peintre de la nature, semblerait avoir été témoin de pareils phénomènes, lorsqu’il en traçait la fidèle description que voici : « Telle, aux embouchures d’un fleuve qui coule guidé par Jupiter, la vague immense mugit contre le courant, tandis que les rives escarpées retentissent au loin du fracas de la mer que le fleuve repousse hors de son lit. »

Ces mouvemens, vraiment extraordinaires, n’ont rien de fixe, ni pour les points du fleuve où ils sont le plus violens, ni pour la hauteur de la cataracte qui se précipite vers sa source. Un vent de mer modéré aide à la formation de la barre; un vent violent étale les eaux et en diminue la hauteur. Dans les eaux profondes, la barre est faible; elle l’est de même sur les bancs trop peu recouverts. Souvent, d’une marée à l’autre, il s’opère un changement complet dans le régime de ces courans si bizarres et si destructeurs.

Il y a trente ans environ que les curieux effets de la barre de la Seine me furent indiqués par M. Robin, actuellement ingénieur divisionnaire des