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produiront cette immense cataracte dont j’ai décrit plus haut la forme et les effets.

Pour peindre par un exemple familier à tout le monde cet entassement des lames de marée produit par le ralentissement de vitesse de celles qui marchent en tête, ralentissement qui provient, je le répète, de ce que ces premières lames voyagent dans une eau moins profonde, observez ce qui arrive à un troupeau dont la tête est retardée par un obstacle quelconque : à l’instant même, on voit les animaux du second rang se serrer contre les premiers, et ceux qui viennent ensuite se dresser sur leurs pieds de derrière en appuyant les pieds de devant sur ceux qui les précèdent.

Ainsi, toutes les fois que les vagues de la marée montante se propageront dans une eau de moins en moins profonde en allant du large au rivage, il se produira un effet analogue à la barre de la Seine, qu’il y ait un fleuve ou simplement le rivage de la mer avec une pente graduée. C’est une circonstance et un effet dont j’ai été témoin aux alentours du Mont-Saint-Michel : on peut l’aborder à gué dans les basses mers équinoxiales; mais, quand le reflux cesse, la mer revient en vague roulante, et fait courir les plus grands dangers à ceux qui se trouvent encore au milieu du gué.

Il résulte de cette théorie que si, d’après la position des bancs qui occupent le fond de la Seine, l’eau, après avoir diminué et produit une barre, vient à reprendre de la profondeur, les vagues antérieures ne seront plus retardées, et par suite que la barre cessera de se produire. C’est ce que j’ai fréquemment observé du haut des falaises qui dominent la Seine dans la portion de son cours qui sépare le promontoire de La Roque de la pointe de Tancarville.

Cette même théorie doit faire pressentir que le phénomène de la barre n’est point exclusivement propre à la Seine. Toutes les rivières à marées qui offriront un bassin dont la profondeur diminuera graduellement devront le produire. Il a été, en effet, observé depuis long-temps dans la Dordogne, où il est connu sous le nom de mascaret, nom que j’adopte, avec M. Arago, pour désigner ces mouvemens extraordinaires de la mer; car le nom de barre se donne ordinairement à cette sorte de barrière sous-marine que forme à l’embouchure des fleuves le dépôt des sables et des vases entraînés par le courant, et qui s’accumulent à l’endroit où celui-ci vient à s’arrêter par l’obstacle de la mer. J’ai aussi observé le mascaret de la Dordogne, qui a été décrit par l’admirable Bernard Palissy. Quant à la théorie qu’il essaie d’en donner, outre sa complication, elle serait complètement en défaut dans le cas des mascarets sans rivière du Mont-Saint-Michel.

Un mascaret formidable, dit pororoca, ravage l’embouchure de l’Amazone. Ceux qui voudront bien prendre la peine de comparer la description qu’en donne La Condamine avec l’explication qui précède y trouveront, je pense, une nouvelle confirmation de ma théorie. La Condamine ne donne aucune explication de la pororoca. Enfin le même phénomène se retrouve dans les rivières et sur les plages du nord de l’Ecosse; en Angleterre, dans la Séverne et dans l’Humber; aux Grandes-Indes, dans quelques-unes des embouchures du Gange.

Toutefois, si nous voulons un exemple fameux des effets d’un mascaret observé trois cents ans avant notre ère, il nous faut ouvrir Quinte-Curce et suivre avec lui Alexandre-le-Grand arrivant à l’embouchure de l’Indus, dans le désir passionné de voir l’Océan à ces limites du monde. La flottille du