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hors de lui. Comparer un homme mortel aux dieux immortels! C’est une impiété dont je ne me rendrai point complice. » Et il ordonne que sans désemparer on brûle, au milieu de l’amphithéâtre, le mauvais poète et ses mauvais vers. On se peindra, si l’on peut, le désarroi de la fête : la surprise des spectateurs qui n’osaient remuer et qui eussent souhaité d’être bien loin, les soldats huns chargés de brassées de bois qu’ils amoncelaient dans l’arène, puis le poète Marullus étendu pieds et poings liés sur le bûcher à côté de son poème malencontreux. Déjà les apprêts étaient terminés, et l’on approchait du bûcher les torches enflammées, lorsqu’Attila fit un signe. — «C’est assez, dit-il, j’ai voulu donner une leçon à un flatteur; maintenant n’effrayons point les poètes véridiques qui voudraient célébrer nos louanges. »

Ces contes et d’autres du même genre amusèrent nos aïeux pendant tout le moyen-âge; les églises y mêlaient des miracles, les villes des prouesses imaginaires. A les en croire, toutes avaient résisté héroïquement à cette puissance, qui ne les avait vaincues que parce qu’elle n’était point de la terre; Attila avait été blessé devant l’une, avait battu en retraite devant l’autre : chaque localité s’y faisait bravement sa part. On croirait, en lisant ces traditions, parcourir des fragmens de poème, disjecti membra poematis, ou plutôt les matériaux d’une épopée à naître.

Il existe, dans la formation des erreurs traditionnelles, des entraînemens d’imitation dont il faut bien se rendre compte, lorsqu’on explore ce terrain difficile. Rome elle-même, cédant à l’un de ces entraînemens, ne s’imagina-t-elle pas avoir été assiégée par Attila? On le crut d’abord en Asie, où la situation des lieux et les détails de la mission du pape saint Léon, imparfaitement connus, rendaient la méprise pardonnable: ainsi le philosophe grec Damascius, contemporain de Justinien, effrayait ses lecteurs par le récit d’une bataille livrée sous les murs de Rome contre Attila, bataille prodigieuse «où les âmes des morts, se relevant, avaient lutté trois jours et trois nuits durant avec une infatigable furie. » De Grèce, ce conte passa en Italie et à Rome, qui finit elle-même par y croire. On montra à l’une des portes de la ville le théâtre de cet étrange combat, on expliqua les évolutions de ces légions de fantômes, et l’entrevue de saint Léon avec le roi des Huns se trouva transportée des bords du Mincio sur ceux du Tibre.

L’imagination des Strasbourgeois faisant d’Attila le patron de leurs libertés modernes, si originale qu’elle paraisse, pâlit pourtant devant celle de deux ou trois villes d’Italie. On connaît la jolie capitale du Frioul, Udine, qui, plantée sur un dernier mamelon des Alpes, semble une vedette de l’Autriche aux portes de Venise. Udine, en latin Utinum, a depuis plus de nulle ans la prétention d’avoir été fondée par Attila, et non-seulement elle, mais encore la montagne qui la soutient.