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dut avoir une adolescence un peu fougueuse, et que l’apprenti horloger ne fut pas constamment le modèle des apprentis. À un penchant effréné pour la musique, qui lui faisait négliger sa profession, il joignait d’autres goûts moins innocens, et le père Caron eut quelque peine à mater ce caractère impétueux et dissipé. Dans un des nombreux pamphlets qui plus tard bourdonnaient sans cesse autour de l’opulence et de la célébrité de Beaumarchais, on le peint, à dix-sept ou dix-huit ans, chassé de la maison paternelle, se livrant au métier d’escamoteur, de joueur de gobelets. C’est là une malice inventée après coup. Il n’y a de vrai dans cette histoire que le fait du bannissement ; mais c’était un bannissement simulé. Le père Caron, ne pouvant venir à bout de son fils, se décida un jour à user des grands moyens : il feignit de le chasser du logis, mais sans l’abandonner à lui-même, car le jeune Caron fut recueilli par des parens et des amis qui entraient dans les vues du père. Il écrivit alors les lettres les plus suppliantes. Le père tint bon pendant quelque temps. Enfin, quand il jugea la leçon suffisante, il se laissa vaincre par les prières de la mère, des sœurs, des cousins, des amis de l’exilé, et le traité de paix entre lui et son jeune fils se conclut aux conditions suivantes, qui donneront une idée de la force que conservaient encore au XVIIIe siècle l’autorité paternelle et la dignité professionnelle dans les classes les plus humbles, en même temps qu’elles permettront d’apprécier au juste et sans exagération les méfaits du jeune apprenti. Voici la lettre par laquelle le père annonce à son fils qu’il lui permet de revenir au logis :


« J’ai lu et relu votre dernière lettre. M. Cottin[1] m’a aussi fait voir celle que vous lui avez écrite. Je les ai trouvées sages et raisonnables ; les sentimens que vous y peignez seraient infiniment de mon goût, s’il était à mon pouvoir de les croire durables, parce que je leur suppose un degré de sincérité actuelle dont je me contenterais. Mais votre grand malheur consiste à avoir perdu entièrement ma confiance : cependant l’amitié, l’estime que j’ai pour les trois respectables amis que vous avez employés, la reconnaissance que je leur dois de tant de bontés pour vous, arrachent mon consentement malgré moi, et malgré que je sois persuadé qu’il y a quatre contre un à parier que vous ne remplirez pas vos promesses. Et de là, vous le sentez, quel tort irrémédiable pour votre réputation, si vous me forcez encore à vous chasser !

« Comprenez donc bien les conditions que je mets à votre rentrée : je veux une soumission pleine et entière à mes volontés, je veux de votre part un respect marqué, de paroles, d’actions et de contenance ; souvenez-vous bien que, si vous n’employez pas autant d’art à me plaire que vous en avez mis à gagner mes amis, vous ne tenez rien, absolument rien ; vous avez seulement travaillé contre vous. Non-seulement je veux être obéi, respecté, mais je veux encore être prévenu en tout ce que vous imaginerez pouvoir me plaire.

« À l’égard de votre mère, qui s’est vingt fois mise à la brèche depuis quinze

  1. C’était un banquier, ami et parent de la famille Caron.