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et, au moment où le comte parlait ainsi, son opinion était presque universellement adoptée. C’est en vain que Beaumarchais, suivi de son garde et rentrant chaque soir en prison, passait la journée à courir chez ses juges : le discrédit alors attaché à son nom le suivait partout.

Sous l’influence de ce discrédit et sur le rapport d’un conseiller nommé Goëzman, le parlement décida enfin entre lui et M. de La Blache, et rendit, le 6 avril 1773, un jugement étrange au point de vue du droit, car ce jugement, réformant celui du tribunal de première instance, déclarait nul et de nul effet un acte fait librement entre deux majeurs, sans qu’il soit besoin, disait l’arrêt, de lettres de rescision[1], c’est-à-dire que, la question de dol, de surprise ou d’erreur étant écartée, Beaumarchais se trouvait indirectement déclaré faussaire, quoiqu’il n’y eût contre lui aucune inscription de faux. Et pour qu’il n’existât aucun doute sur le sens de l’arrêt, voici comment l’expliquait plus tard le juge Goëzman, qui l’avait fait rendre, et qui va devenir bientôt l’adversaire personnel de Beaumarchais : « Le parlement, disait-il, a jugé par là non pas précisément que les engagemens que cet écrit paraît renfermer à la charge du sieur Paris Du Verney sont l’effet du dol, de la surprise et de l’erreur, mais qu’ils ne sont absolument point du fait du sieur Du Verney, en un mot que l’écrit qui se trouve au-dessus de sa signature a été fabriqué sans qu’il y ait eu aucune part, et comme le sieur Caron convient que cet écrit est entièrement de sa main, il s’ensuit que l’on a jugé qu’il était le fabricateur d’un acte faux. » En même temps que cet arrêt déshonorait Beaumarchais, il portait une rude atteinte à sa fortune. Le parlement n’avait cependant pas osé adjuger à M. de La Blache, comme il le demandait, tout le passif de l’arrêté de comptes déclaré nul : l’iniquité eût été par trop criante ; mais il condamnait Beaumarchais à payer les 56,300 livres de créances annulées par l’arrêté de comptes, les intérêts de ces créances depuis cinq ans et les frais du procès. Beaumarchais exagère un peu, dans ses mémoires contre Goëzman, quand il dit que le procès lui coûtait 50,000 écus ; il lui coûtait moins, mais assez pour l’écraser, d’autant qu’au même moment où le comte de La Blache faisait saisir tous ses revenus, d’autres prétendus créanciers, aussi mal fondés que lui, mais alléchés par son succès, unissaient leurs poursuites aux siennes, et Beaumarchais, obligé de faire face à tout, de

  1. L’action en rescision, qui conduit à l’annulation d’une convention pour cause de dol, de surprise, de violences ou d’erreur, s’intentait alors au moyen de lettres du prince, qu’on nommait lettres de rescision. Ces lettres, demandées par l’une des parties, étaient adressées par elle aux tribunaux, qui les admettaient ou les rejetaient, et, dans le premier cas, prononçaient l’entérinement des lettres de rescision.