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BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS.

« Il m’importe trop, pour l’intérêt de la vérité et celui de ma réputation, de revendiquer l’invention de cette mécanique, pour garder le silence sur une telle infidélité !

« Il est vrai que, le 23 juillet dernier, dans la joie de ma découverte, j’eus la faiblesse de confier cet échappement au sieur Lepaute, pour en faire usage dans une pendule que M. de Julienne lui avait commandée et dont il m’assura que l’intérieur ne pourrait être examiné de personne, parce qu’il y adaptait le remontoir à vent qu’il avait imaginé, et que lui seul aurait la clé de cette pendule.

« Mais pouvais-je me persuader que le sieur Lepaute se mît jamais en devoir de s’approprier cet échappement qu’on voit que je lui confiais sous le sceau du secret.

« Je ne veux point surprendre le public, et mon intention n’est pas de le ranger de mon parti sur mon simple exposé ; mais je le supplie instamment de ne pas accorder plus de créance au sieur Lepaute, jusqu’à ce que l’Académie ait prononcé entre nous deux, en décidant lequel est l’auteur du nouvel échappement. Le sieur Lepaute semble vouloir éluder tout éclaircissement en déclarant que son échappement, que je n’ai pas vu, ne ressemble en rien au mien ; mais, sur l’annonce qu’il en fait, je juge qu’il y est en tout conforme pour le principe, et si les commissaires que l’Académie nommera pour nous entendre contradictoirement y trouvent des différences, elles ne viendront que de quelques vices de construction qui aideront à déceler le plagiaire.

« Je ne mets au jour aucune de mes preuves ; il faut que nos commissaires les reçoivent dans leur première force ; ainsi, quoi que dise ou écrive contre moi le sieur Lepaute, je garderai un profond silence jusqu’à ce que l’Académie soit éclaircie et qu’elle ait prononcé.

« Le public judicieux voudra bien attendre ce moment ; j’espère cette grâce de son équité et de la protection qu’il donne aux arts. J’ose me flatter, monsieur, que vous voudrez bien insérer cette lettre dans votre prochain journal.

« Caron fils, horloger, rue Saint-Denis près Sainte-Catherine.
« À Paris, le 16 novembre 1753. »


Lepaute riposta par une lettre dans laquelle, après avoir étalé avec complaisance le tableau de ses talens, de ses hautes relations et de ses nombreuses commandes, il cherchait à écraser l’obscurité du jeune Caron sous le poids d’un certificat de trois jésuites et du chevalier de la Morlière. Nouvelle lettre de Beaumarchais en janvier 1754, dans laquelle il en appelle derechef à des juges plus compétens, à l’Académie des Sciences. Le débat ayant fait du bruit, le comte de Saint-Florentin, ministre de la maison du roi, avait en effet chargé l’Académie des Sciences de décider entre ces deux horlogers. La requête de Beaumarchais à l’Académie, dont j’ai la minute, contient ce fragment assez curieux par le ton solennel et respectueux avec lequel le jeune horloger, en digne élève de son père, parle de sa profession :


« Instruit, dit-il, dès l’âge de treize ans, par mon père, dans l’art de l’hor-