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n’était relevée par l’éclat extraordinaire des yeux, rien n’est omis dans le portrait que nous retrace M. de Stein. Mme de Staël voulut lui lire un fragment de son livre sur l’Allemagne, et tout naturellement, pour plaire à un tel homme, elle choisit le chapitre sur l’enthousiasme. Stein fut ravi de ces magnifiques paroles qui répondaient si bien à la situation de son ame. « Quelle profondeur ! écrit-il à sa femme; quelle noblesse de sentimens! quelle sublimité de pensées! et comme elle sait les exprimer avec une éloquence qui va au cœur! » Il y revient sans cesse, tant cette lecture l’a ému, et deux jours après il en envoie une copie à Mme de Stein : « Tu les liras, ajoute-t-il, ces belles paroles, avec autant de bonheur que j’en ai éprouvé à les transcrire. »

Cet enthousiasme du baron de Stein était souvent exposé à de cruels mécomptes. Ardent et illuminé comme il l’était, il lui arrivait maintes fois de surfaire les hommes. Il vit bientôt que les Russes eux-mêmes n’étaient pas aussi passionnés qu’il les aurait voulus. La prise et l’incendie de Moscou avaient abattu bien des courages. Stein craignait d’ailleurs l’influence de cette catastrophe sur les lâches cabinets de Vienne et de Berlin, au moment où il fallait entraîner l’Allemagne à une dernière et décisive coalition avec l’Europe du nord. Le comte Munster, ancien ministre du Hanovre, habitait alors l’Angleterre, et y prenait une part active aux négociations diplomatiques; il nourrissait les mêmes espérances que Stein, et, quoique moins ardent, il semblait travailler comme lui à une insurrection des contrées allemandes. Désabusé un instant sur le compte d’Alexandre, incapable je ne dis pas de résignation, mais de la plus simple patience, Stein ne voit plus en Europe qu’un seul homme dévoué à sa cause : c’est le comte Münster. Il le sollicite, le presse, le met en demeure d’agir. Tout à coup on apprend que l’armée française quitte Moscou et va opérer sa retraite vers l’Allemagne. C’est la première fois que l’empereur échoue dans ses gigantesques projets. Victorieuse par le secours des élémens plutôt que par la force de ses armes, la Russie fait éclater une joie frénétique. Stein triomphe aussi, mais ce n’est pour lui que le commencement de la victoire. Étonnés d’un succès dont ils savent bien que le mérite n’est pas à eux, les généraux russes ont hâte de terminer la guerre; ce n’est pas seulement Romanzoff qui veut la paix, Kutusof la demande aussi, et toute l’armée partage son désir : qui poussera cette armée malgré elle? Ce sera le baron de Stein. « Sans son impérieuse influence, a dit le général Phull, nous n’aurions pas repassé le Niémen. »

C’est Stein, en effet, qui s’empare désormais de l’esprit d’Alexandre, et qui va diriger pendant dix-huit mois les plus tragiques événemens de l’histoire. Au moment où la Russie s’arrête, où la Prusse et l’Autriche ont peur de leurs propres pensées et n’osent s’avouer ce qu’elles désirent, Stein réunit d’une main vigoureuse tous ces élémens dispersés. Sans titre, sans autorité officielle, il dirige comme un grand ministère.