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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/76

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REVUE DES DEUX MONDES.

sailles, non pas comme musicien, ainsi qu’on l’a écrit souvent, mais d’abord comme horloger, comme fournisseur du roi, des princes et des princesses. Pour compléter le tableau de sa situation à cette époque, j’extrais encore un passage d’une lettre écrite par lui à un de ses cousins, horloger à Londres, en date du 31 juillet 1754.


« J’ai enfin livré la montre au roi, de qui j’ai eu le bonheur d’être reconnu d’abord[1], et qui s’est souvenu de mon nom. Sa majesté m’a ordonné de la monter et de l’expliquer à tous les seigneurs qui étaient au lever, et jamais sa majesté n’a reçu aucun artiste avec tant de bonté ; elle a voulu entrer dans le plus grand détail de ma machine. C’est là que j’ai eu lieu de vous rendre beaucoup d’actions de grâces du présent de votre loupe, que tout le monde a trouvée admirable. Le roi s’en est servi surtout pour examiner la montre de bague de Mme de Pompadour, qui n’a que quatre lignes de diamètre, et qu’on a fort admirée, quoiqu’elle ne fût pas encore achevée. Le roi m’a demandé une répétition dans le même genre, que je lui fais actuellement. Tous les seigneurs suivent l’exemple du roi, et chacun voudrait être servi le premier. J’ai fait aussi pour Mme Victoire une petite pendule curieuse dans le goût de mes montres, dont le roi a voulu lui faire présent : elle a deux cadrans, et de quelque côté qu’on se tourne, on voit l’heure qu’il est… Souvenez-vous, mon cher cousin, que c’est un jeune homme que vous avez pris sous votre protection, et c’est par vos bontés qu’il ose espérer l’honneur d’être agrégé à la Société de Londres. Quelles obligations ne vous aurai-je pas de vouloir bien vous y employer avec vos amis ! »


Ici finit la première période de la vie de Beaumarchais : ce n’est encore qu’un jeune horloger ; mais ce jeune horloger sait à la fois se distinguer dans son art, se faire valoir et se défendre. Son coup d’essai est une découverte, et son début dans la polémique, un triomphe sur un adversaire en apparence beaucoup plus redoutable que lui. La destinée de Beaumarchais va changer, mais ses qualités ne changeront pas. L’amour d’une femme va lui ouvrir tout à coup une carrière nouvelle, pour laquelle il ne semblait point fait ; il y portera ce mélange de perspicacité, d’énergie, de souplesse et d’opiniâtreté qui le caractérise, et dans une sphère plus vaste, plus élevée, nous retrouverons le lutteur vigoureux et adroit dont nous venons de raconter les premiers travaux et le premier combat.


Louis de Loménie.
  1. Ce passage indique que Beaumarchais avait déjà vu le roi Louis XV, je ne sais à quelle occasion, sans doute en qualité d’horloger, et peut-être à la suite de sa victoire sur Lepaute devant l’Académie des Sciences.