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faisait défaut, son style languissait et devenait lourd et confus. Il n’était pas encore le maître de sa phrase ; c’était un outil qui, dans certains momens, semblait travailler tout seul, et qui, dans d’autres, résistait à la main et en trompait les efforts. Il voulut dompter son outil, et pour cela il s’exerça d’abord à traduire Tacite[1] ; mais il abandonna bientôt cet exercice : un si rude jouteur, dit-il, l’avait promptement lassé. Rousseau fit bien, après tout, de ne point s’opiniâtrer à traduire Tacite, car de toutes les traductions de Tacite que j’ai lues, celle qu’il fit du premier livre des Histoires est la plus faible. Il efface et il ternit comme à plaisir les tableaux du grand historien. Tout se glace et se décolore sous la plume du traducteur. Rousseau s’accuse d’avoir fait des contre-sens. Il a fait bien pis, selon moi, que de ne pas comprendre son auteur : il l’a défiguré. Ce premier livre des Histoires est un drame terrible ; c’est la peinture de Rome après Néron, sous Galba, Othon et Vitellius : l’empire passant de mains en mains au gré de la cupidité des soldats ; la tyrannie ne donnant pas même l’ordre ; le sénat déshonoré par des adulations contradictoires, forcé de bénir et de maudire le même prince à quelques mois de distance ; le peuple indifférent et demandant seulement du pain et des spectacles ; le massacre venant interrompre la frivolité et le plaisir, et le sang coulant à flots le lendemain ou à la veille d’une fête : quel temps et quels hommes ! Mais pour peindre ce temps et ces hommes il s’est trouvé un écrivain dont le pinceau, à la fois énergique et éclatant, représente d’un trait ces scènes affreuses, et qui, pour peindre cet empire que donnent et reprennent les soldats, dira par exemple avec je ne sais quelle trivialité éloquente : Susciperunt duo manipulares imperium populi romani transferendum et transtulerunt. Qu’a fait Rousseau de ces deux caporaux entrepreneurs du transport de la dignité impériale et qui la transportent ? « On vit, dit Rousseau, deux manipulaires entreprendre et venir à bout de disposer de l’empire romain. » Ailleurs, c’est la peinture du meurtre de Galba : quelle vive et belle description ! Igitur milites romani quasi Vologesen aut Pacorum avito Arsacidarum solio depulsuri, ac non imperatorem suum, inermem senem trucidare pergerent, disjecta plèbe, proculcato senatu, truces armis, rapidis equis. Forum irrumpunt, nec illos Capitolii aspectus et imminentium templorum relligio et priores et futuri principes terruere, quominus facerent scelus, cujus ultor est quisquis successor. Tout le génie, tout l’art de Tacite est dans cette phrase : grand peintre à la fois et grand penseur, terminant toujours un tableau par une sentence, s’adressant à la fois à l’imagination et à l’ame. Nous voyons les soldats romains en face, non pas de l’empereur des

  1. « Quand j’eus le malheur de vouloir parler au public, je sentis le besoin d’apprendre à écrire. » Préface de la traduction du premier livre des Histoires de Tacite.