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sont là les plus belles amours, douces au présent, plus douces encore à la mémoire. Alors revenaient en foule aux yeux de son imagination je ne sais combien de charmantes images et de délicieuses figures, évoquées par le printemps et par le soleil de son Ermitage, et comme il s’en trouve dans la mémoire de tous les hommes qui vieillissent sans ennui, parce qu’ils ont vécu sans frivolité. Rêvant et se souvenant, il se mit aussi à regretter de n’avoir pas aimé plus purement et plus vivement encore qu’il n’avait fait : regret naturel, même à qui a aimé honnêtement, car les honnêtes gens ont bien de la peine à ne pas regretter quelque peu le roman même qu’ils se sont interdit ; regret plus naturel encore à qui a aimé plus vivement que purement, parce que la pureté dans l’amour est un idéal que chacun a dans l’ame et veut avoir dans sa vie. C’est l’honneur de l’amour que qui n’a point aimé purement ne croit pas avoir aimé, et qu’il demande alors à son âge mûr ce qu’il n’a pas su obtenir de sa jeunesse. Tels étaient les souvenirs, les rêves et les regrets qui occupaient Rousseau dans ses promenades et dans ses repos sous les vieux châtaigniers de Montmorency. Mais quoi ! aimer à quarante-cinq ans, cela se peut-il ? ou mourir sans avoir employé cette faculté d’aimer, cela se peut-il davantage ? Et voilà comment Rousseau, ne voulant point aimer à cause de son âge et surtout par crainte du ridicule et du tracas, et ne pouvant pas non plus renoncer à exprimer ce qu’il sentait, fit un roman d’amour, se contentant de rêver ce qu’il ne voulait pas faire, et plus libre, plus amoureux peut-être avec les héroïnes de son imagination qu’avec celles du monde. Le danger de cet état de rêverie amoureuse, c’est que si, en ce moment, une femme se présente qui soit belle ou qui soit seulement gracieuse, l’ame qui s’attendait à aimer aime du premier coup et reconnaît dans la rencontre qui la charme l’héroïne qu’elle rêvait. Tel fut l’effet de la visite que Mme d’Houdetot fit à Rousseau à l’Ermitage. Il ne se mit pas encore à l’aimer, mais il y pensa, et c’est du mélange des souvenirs de sa jeunesse et des émotions que lui donnait la vie qu’il menait à l’Ermitage, des rêves et des regrets de son ame, qui trouvait qu’elle n’avait point encore aimé comme elle le pouvait, des chimères de son imagination, qui, depuis la visite de Mme d’Houdetot, prenaient un visage, — c’est de tout cela qu’au milieu des grands bois de Montmorency et de la mémoire des paysages de la Suisse, ravivés par ceux de la solitude qu’il aimait, naquit la Nouvelle Héloïse.


SAINT-MARC GIRARDIN.