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que je trouve ce morceau au-dessous de sa réputation, et que le style trop fleuri dans lequel il est écrit ne me semble pas à la hauteur du reste de la partition. Ce n’est, après tout, qu’un canevas mélodique fort élégamment tissu, et disposé avec art pour faire briller la bravoure et la fantaisie des virtuoses. La marche, le chœur, ainsi que les airs de danse qui remplissent toute la première moitié du troisième acte, sont d’une grande élégance, et, quant au finale de ce même acte, c’est sans contredit la plus grande page de musique dramatique qui ait été jamais écrite. Ce finale est divisé en trois épisodes : Moïse vient réclamer de Pharaon l’exécution de la parole donnée; cette démarche soulève l’indignation d’Aménophis et du grand-prêtre Oziride, qui excitent Pharaon à rompre la foi promise. Dans un récitatif mesuré de la plus grande énergie. Moïse et le grand-prêtre Oziride invoquent ensemble, celui-ci les fausses divinités de l’Egypte, celui-là le Dieu vivant, qui a fait alliance avec le peuple hébreu. Tout à coup le ciel se déchire, la foudre éclate et vient briser la grossière image des idoles; tout le monde reste consterné. Un quatuor d’une mélodie exquise. Mi manca la voce, renforcé de la masse chorale, traduit la pensée secrète de chacun et l’émotion de tous. Après ce morceau, qui forme le second épisode et qui tranche par sa couleur suave avec la mélopée sublime qui en prépare l’éclosion, les passions contraires se heurtent, se déchaînent, et vont s’engouffrer dans un rhythme sonore et flexible qui bondit dans l’espace, emportant tout ce qu’il rencontre sur son passage. Après avoir entendu un pareil morceau d’ensemble, où la lumière circule de toutes parts, où chaque partie se dessine nettement à l’oreille au milieu de cette mêlée de sons et d’accords que traversent deux immenses spirales diatoniques, l’une partant des profondeurs de l’échelle et l’autre de l’extrémité opposée, on peut s’écrier encore avec le poète de la Divine Comédie : Salutiamo l’altissimo signore ! — saluons le maître puissant qui a conçu et tracé ce magnifique tableau de musique dramatique ! Le quatrième acte, très court, ne renferme que le bel air de soprano Quelle horrible destinée! et la prière immortelle que chante Moïse et le peuple qu’il vient de délivrer, et qui devrait terminer l’ouvrage au lieu de le prolonger jusqu’au passage de la Mer-Rouge, dont il est impossible de rendre la majesté.

L’exécution de ce chef-d’œuvre doit prouver aux plus aveugles partisans de ce temps-ci combien la décadence du bel art de chanter est déjà profonde. M. Gueymard, dont la belle voix de ténor réussit à faire un peu d’illusion dans Guillaume Tell et dans Robert, n’est point aussi à l’aise dans le rôle très difficile d’ailleurs d’Aménophis. Il chante assez médiocrement le duo délicieux du premier acte avec Anaï, et ce n’est qu’en poussant de gros sons métalliques, qui brisent l’élégance du rhythme, qu’il se fait applaudir dans le duo avec Pharaon. M. Morelli, qui s’acquitte avec adresse de la partie de basse, est un artiste intelligent, dont la belle voix de baryton, souple et bien timbrée, résonne sans effort dans la salle de l’Opéra. Les femmes sont au-dessous de ce qu’on doit exiger à l’Opéra même en un temps comme le nôtre. Mlle Poinsot ne chante pas plus mal le rôle de Sinaïde que tous ceux qui lui sont confiés. Sa voix dure, ses intonations douteuses et son inexpérience de la vocalisation sont plus sensibles dans la musique de Rossini que partout ailleurs. Mme Laborde, dont on ne saurait méconnaître la flexibilité d’organe, débite avec