Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/902

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une émeute dans les rues de Paris qu’il s’agissait, mais d’une révolution européenne, en germe dans les esprits chez tous les peuples de l’Europe, là même où l’on ne voyait encore aucun symptôme de désordre extérieur; il s’agissait de la ruine totale d’un passé condamné sans retour; Paris et la France n’étaient que le foyer d’une agitation universelle... »

Voilà ce que Steffens écrivait en 89; mais, dès le volume suivant, ses mémoires trahissent la désillusion. Il commence à s’effrayer de cet avenir qu’il avait rêvé si beau. Il se représente la révolution pénétrant jusqu’au sein de sa patrie. « Comme dans un songe les formes s’altèrent, les bras, les jambes, la tête, s’allongent et se contournent en se défigurant, — de même je croyais voir près de moi, dans un sanglant avenir, tous les crimes que la révolution avait enfantés à Paris. J’entendais le cri sauvage de la populace; je me sentais emporté, moi aussi, par ses flots impurs; il me semblait que je vociférais avec elle, et j’avais horreur de moi-même comme d’un spectre hideux. » — La vue seule des grands malheurs suffit à élever l’ame au-dessus des idées vulgaires et lui inspire quelque dignité. Steffens, doué d’une imagination vive et d’un cœur généreux, ne voulut pas rester en Danemark paisible spectateur du froid rationalisme imposé à son pays[1] par l’Encyclopédie et de l’abaissement général des esprits accepté par les hommes du pouvoir et par la nation elle-même. Disciple passionné de la brillante philosophie de Schelling, il résolut d’assurer au Danemark les meilleurs fruits de la révolution, afin de le préserver de ses excès; il voulut y introduire le spiritualisme du XIXe siècle. Les leçons publiques qu’il donna en 1803 à Copenhague groupèrent autour de lui toute une jeunesse ardente qui partagea bientôt ses idées. La tendance éminemment religieuse qu’il imprima aux esprits n’était pas précisément celle qu’un protestantisme rigoureux aurait complètement approuvée; Steffens fut même accusé d’incliner vers le catholicisme. Ce qui est vrai, c’est que son enseignement fut élevé, généreux et fécond : il donna au Danemark son plus grand poète, Œhlenschlæger.

Un jour, dans un de ces clubs littéraires si nombreux à Copenhague, et où se trouvait Œhlenschlæger, déjà connu par quelques poésies, on présenta Steffens. Sa parole ne l’avait pas encore rendu célèbre, mais il s’annonçait comme un partisan déclaré de ce qu’on appelait la nouvelle école allemande, et Œhlenschlæger avait été averti qu’il fallait se défier de ses doctrines. La conversation s’engagea sur les poésies récentes et sur le théâtre; on en vint des détails aux principes : c’était là que chacun attendait Steffens. Il prit en effet la parole, exposa que le

  1. Steffens était né en Norvège, mais il était sujet danois.