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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/922

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c’est parce qu’il me sert à baptiser un genre de narration vif, spontané, puisé dans les entrailles mêmes de la nature humaine. Dans les trois petits livres que je viens de citer, il n’y a pas une page qui révèle un effort, si faible qu’il soit. On sent à chaque ligne une ame richement douée qui raconte dans une langue élégante, mais sans travail, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a senti. L’auteur respire à l’aise, et le lecteur le suit sans fatigue et sans inquiétude. C’est là sans doute un heureux privilège ; comptez les écrivains de notre temps qui méritent un pareil éloge.

Le mérite capital de ces petites compositions, que j’appelle petites pour me conformer à l’usage reçu, c’est la sobriété. L’auteur ne se croit jamais obligé de parler lorsqu’il n’a plus rien à dire. Dès qu’il a montré toutes les faces de sa pensée, dès qu’il a épuisé l’analyse des passions qu’il avait choisies, il s’arrête, certain d’avoir accompli sa tâche, et ne s’épuise pas à rassembler des paroles sonores pour des idées absentes. Ce mérite si banal, qui amène le sourire sur les lèvres des écrivains industrieux, est pourtant la clé de bien des renommées. Pour durer, pour signifier quelque chose, il ne s’agit pas seulement d’offrir au public, sous une forme précise, des pensées de quelque valeur ; il faut encore s’abstenir de parler quand on n’a rien à dire. Il est impossible de calculer les bénéfices du silence. Le public ne vous tient pas compte seulement des paroles sensées que vous avez signées, mais des paroles vides que vous n’avez pas dites. Aujourd’hui tout est changé, sinon dans l’opinion, du moins dans la pratique du métier, car je ne saurais donner le nom d’art à la fabrication des romans dont les journaux sont inondés depuis vingt ans. Les paroles vides et inutiles ne sont plus considérées comme une sottise ; la sobriété seule passe pour une niaiserie. Parler quand on a quelque chose à dire, le beau mérite vraiment ! Mais parler sans avoir rien à dire, à la bonne heure, voilà qui décèle un vrai génie. Le triomphe du métier, c’est de bâtir vingt volumes, et même trente s’il le faut, sur un sujet que nos aïeux plus modestes auraient essayé de traiter en quelques centaines de pages. L’industrie littéraire, une fois en possession d’une idée quelconque, vieille ou nouvelle, indigente ou opulente, ne l’abandonne qu’après l’avoir fait passer entre tous les cylindres de l’usine. Dès qu’elle a résolu de trouver dans un morceau de gueuse cinquante mètres de tôle, il est inévitable que sa volonté s’accomplisse, et sa volonté s’accomplit.

Pour substituer à l’art le métier, il était nécessaire de changer les conditions fondamentales, les conditions élémentaires du roman. Et en effet ceux qui aiment ou prétendent aimer aujourd’hui cette forme littéraire n’ont pas hésité à déplacer le but en quittant la route battue. Il ne s’agit plus maintenant de l’analyse des passions, tâche vulgaire, digne tout au plus des esprits mesquins qui nous ont précédés : il s’agit