Une famille anglaise est l’ornement obligé des places de première classe sur tout bateau bien garni de passagers. Le pyroscapbe jouissait de cet avantage. À côté de leur mère, grosse femme couperosée, se tenaient assises deux jeunes misses aux poignets minces, aux tailles de poupées, chaussées de souliers pointus et l’ombrelle à la main. Le père, vieillard replet et goutteux, s’endormait sur son double menton, tandis que deux garçons aux jambes grêles, en vestes rondes, se disputaient le télescope portatif pour lorgner les campaniles dont les pointes se perdaient dans les vapeurs de l’horizon. La femme de chambre faisait le thé, préservatif inutile du mal de mer. Quatre abbés et un archiprêtre causaient en pur toscan. Deux dandies lombards parlaient milanais. Un officier de la corvette la Marianna, qui depuis a péri corps et biens, fumait son cigare d’un air indifférent. Le personnel des premières places n’offrant rien d’original, je passai aux secondes ; j’y remarquai tout d’abord une bande nombreuse de figures hétéroclites qu’on aurait pu prendre pour des brigands, si on les eût rencontrés dans un bois, mais que je reconnus pour des comédiens ambulans. Il y avait aussi des marchands forains de divers pays, et puis une jeune fille tyrolienne d’une beauté rare, vêtue de son costume national, et dont la fraîcheur, les mains blanches et le linge propre faisaient ressortir admirablement les mines cuivrées, les cheveux en désordre et les guenilles de haut goût de tout son entourage. De grands paniers, d’où s’échappaient des loques à paillettes, contenaient évidemment la défroque dramatique de la troupe. Plusieurs toiles roulées sur des bâtons représentaient les affiches illustrées des pièces du répertoire. Les visages des artistes, maigres et peu fleuris, paraissaient animés d’une expression flamboyante où le génie comique avait moins de part que l’appétit, car l’heure du festin approchait. La jeune première, aux mains courtes, à la taille épaisse, tira d’un sac de toile une galette jaune et gluante en pâte de maïs, qu’on partagea équitablement et qui fut engloutie en trois minutes. Un vase de fer-blanc rempli d’eau circula de bouche en bouche, et l’expression du recueillement se répandit bientôt sur toutes les physionomies.
Comme les grands capitaines qui mangent la soupe du soldat par politique, le capo comico, directeur de la troupe, prit sa ration de galette et but à l’écuelle commune. Une tasse de café noir fut le seul luxe qu’il osa se permettre. Ses compagnons assoupis pardonnèrent cet excès de sensualité à l’homme supérieur dont l’imagination, toujours éveillée, ne se reposait pas même à l’heure de la digestion. Il n’était pas besoin d’examiner au microscope le seigneur directeur pour voir qu’il ne nageait pas absolument dans l’opulence. De son manteau roussâtre sortaient, comme d’un gros paquet d’amadou, ses bottes informes, dont les blessures ouvraient un large passage à la poussière