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et y régner en plus grand nombre au moins, sinon avec plus d’éclat, qu’aux jours de Mlle Scudéry et de Mme de La Fayette.

Voici, par exemple, deux œuvres remarquables qui viennent de paraître en même temps à Londres, Villette et Lady-Bird. Elles ont pour auteurs deux femmes qui se sont placées depuis plusieurs années au premier rang parmi celles qui écrivent des romans : l’une, la mère de Villette, se cache sous le pseudonyme de Currer Bell ; est-il trop indiscret de l’appeler une fois en public par son nom, miss Bronty ? L’autre, lady Georgiana Fullerton, fille du comte Granville, qui a occupé si longtemps à Paris l’ambassade d’Angleterre, était bien connue de la société en France avant d’avoir attaché à son nom la célébrité littéraire. Currer Bell est l’auteur de Jane Eyre et de Shirley, dont nous avons rendu compte ici même ; les œuvres antérieures de lady Fullerton sont Ellen Middleton et Grantley Manor, qui ont été traduits en français. Ces deux romans, Villette, Lady-Bird, sont donc chacun le troisième ouvrage de dames dont les productions méritent d’éveiller la curiosité ; c’est là tout ce qu’ils ont de commun.

Il ne saurait y avoir en effet de plus complet et de plus piquant contraste que celui que présentent Villette et Lady-Bird, le talent de Currer Bell et le talent de lady Fullerton. Le contraste est partout, dans le fonds et les situations des deux romans, dans la manière, le style, l’esprit et les tendances des deux écrivains. Currer Bell affecte de placer ses romans dans la vie bourgeoise, elle recherche les réalités arides et grises de la vie, elle retrace les accidens des existences mal loties, médiocres, laborieuses ; c’est un romancier des classes moyennes. Sans y mettre de prétention, lady Fullerton prend ses héros et promène ses aventures dans les régions élevées et brillantes de la société ; et le reste, malgré le but religieux qu’elle poursuit, un romancier de high life. La manière de Currer Bell est âpre, tourmentée, un peu sauvage ; l’auteur de Villette est minutieux dans les détails, quoique brusque et fantasque dans la façon dont il les groupe ; son récit est haché, les scènes de son drame sont disposées avec une habileté qui se déguise sous le dédain du lieu commun et du convenu, et par l’art des combinaisons, des contrastes, il sait répandre sur les accidens les plus vulgaires de la vie réelle une couleur étrange et romanesque. Lady Fullerton n’a aucune de ces singularités préméditées, aucun de ces parti-pris ; elle ne court pas après des effets nouveaux ; elle se laisse aller sans effort au courant d’une imagination facile et gracieuse, échauffée d’une sensibilité expansive. Currer Bell a la phrase brisée, capricieuse ; sa langue, suivant le mot anglais, est plus idiomatique, c’est-à-dire plus saxonne par les mots et les tournures. Lady Fullerton a la période unie, harmonieuse