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aussi que le terrain où elle marche est glissant, entouré d’écueils et de précipices, je voudrais, avant de terminer, indiquer avec franchise quelle idée je me forme des périls de la situation présente et des besoins de l’avenir. Toute ma pensée se résumerait volontiers en un seul vœu : c’est que la philosophie française se sépare chaque jour davantage de la dernière philosophie allemande.

C’est une habitude enracinée au-delà du Rhin de considérer la philosophie comme une spéculation transcendante, se déployant dans je ne sais quelle carrière illimitée d’abstractions, et se proposant pour but, non pas des connaissances proportionnées à notre raison imparfaite, mais l’explication universelle des choses. Il faut que cette explication soit conçue adéquate, sous peine d’empirisme ; il faut qu’elle ne s’appuie pas sur la conscience, sous peine de subjectivité ; il faut qu’elle embrasse l’ensemble du réel et du possible, pour être, comme ils disent, adéquate ; il faut enfin qu’elle parte d’un principe unique et en déduise tout le reste, pour être simple, homogène, rigoureuse, en un mot scientifique.

Nous dirons en deux mots qu’imposer à la science de telles conditions, c’est de deux choses l’une, — la rendre impossible ou la condamner à l’erreur. Si l’homme, en effet, n’est que l’homme, cette science le surpasse infiniment. Pour en être capable, il faudrait que l’homme fût Dieu.

Cette illusion de l’Allemagne sur la nature de la science en a enfanté une autre touchant son objet le plus élevé, et toutes deux aboutissent aux mêmes erreurs. Suivant les disciples de Hegel, on ne construit une théodicée digne de vrais philosophes qu’à la condition d’écarter sévèrement de l’idée de la Divinité toute analogie, toute détermination empruntées à l’observation de l’univers physique et moral. Quiconque se représente Dieu comme un principe distinct de l’univers, vivant en soi de la vie de l’intelligence, de la liberté, de l’amour, est déclaré suspect de superstition et d’anthropomorphisme. Voilà donc un Dieu absolument indéterminé, un Dieu sans attributs, un Dieu dont on ne peut rien dire ; mais sous cette réserve apparente se cache un immense orgueil. Ce même Dieu, si parfait qu’il semble inaccessible, si loin de nous que toute analogie le défigure, l’Allemagne prétend le saisir a priori, décrire exactement son essence et y trouver la clé de toutes les énigmes de l’univers.

Ces doctrines ; je le dis nettement, seraient la mort du spiritualisme ; mais, en vérité, il est permis de ne pas s’en effrayer à l’excès, quand on les pèse d’une main ferme et d’un esprit libre de prévention. Les métaphysiciens de l’Allemagne le prennent de très haut, je le sais, avec notre méthode psychologique, avec notre respect du sens commun et de la foi du genre humain ; mais, sans discuter le