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Un homme d’esprit disait en parcourant L’Angleterre il y a quarante ans : « Je ne conseille pas aux chaumières de s’insurger ici contre les châteaux, elles seraient bien vite écrasées, car les châteaux sont vingt contre un. » Il le dirait bien plus encore aujourd’hui, car le nombre des habitations aisées s’est toujours accru. Le même observateur remarquait qu’en Angleterre « on balaie les pauvres comme des ordures, pour les mettre en tas dans un coin. » Ce mot, d’un pittoresque brutal, mais vrai, peint parfaitement l’aspect des campagnes anglaises, où la pauvreté ne paraît à peu près nulle part. On l’a balayée vers la ville, qui est le coin où on la dépose. Comme on soigne partout ailleurs les beaux quartiers des grandes cités, ainsi on soigne la campagne en Angleterre ; on la nettoie de tout ce qui peut blesser l’œil et l’âme, on ne veut y trouver que des tableaux de paix et de contentement.

Quand on voyage dans l’intérieur, on est frappé à chaque pas de ce contraste entre la ville et la campagne, si opposé à celui que présentent la France et le continent en général. Les plus grandes villes, comme Birmingham, Manchester, Sheffield ou Leeds, ne sont habitées que par des ouvriers et des commerçans ; leurs immenses quartiers ont pour la plupart un aspect pauvre et triste. Peu ou point de monumens, peu ou point de luxe ; on n’entend que le bruit des métiers, on ne voit que clés gens affairés. L’étranger comme l’habitant a hâte de sortir de cette fumée et de cette boue, pour respirer au dehors un air plus pur et pour échapper au spectacle de ce travail incessant qui ne conjure pas toujours la misère. Même à Londres, on cherche plus à travailler qu’à jouir, et c’est ce qui dépayse si fort nos bons Parisiens quand ils y vont : ils n’y retrouvent plus leurs habitudes.

Je n’ai jamais si bien senti cette différence qu’un jour où je quittai Chatsworth pour me rendre à Sheffield. Chatsworth est la plus belle de ces fastueuses résidences où les chefs de l’aristocratie anglaise déploient un luxe de roi. Un parc immense, de plusieurs lieues de tour, tout peuplé de cerfs, de daims, de moutons et de vaches qui paissent pêle-mêle, entoure de ses pelouses et de ses ombrages un palais magnifique. Des eaux jaillissantes, des cascades artificielles, des bassins ornés de statues, qui rivalisent avec les décorations célèbres de Versailles et de Saint-Cloud ; une serre immense en fer et en verre, qui a servi de modèle pour le palais de l’exposition universelle, et où les arbres des tropiques forment une haute forêt ; un village entier construit par le maître pour loger ses ouvriers, et composé d’élégans cottages pittoresquement groupés ; une véritable rivière, la Derwent, traversant le parc avec des contours gracieux qu’on dirait dessinés par l’art, et autour de ce tableau déjà si