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Comment annoncer à l’empereur ces tristes nouvelles? La situation était délicate. En partant de Pékin, Kichen n’avait-il pas pris l’engagement de mettre l’ennemi à la raison? Aussi rien de plus curieux que ses dépêches : « Canton ne se trouvant pas encore eu état de défense, écrit-il d’abord, j’ai dû consentir à un arrangement provisoire ; mais ces barbares m’ont causé tant d’ennui, que je veux les exterminer à tout prix, et j’attends mon heure ! » — « En vérité, dit-il dans un autre rapport, ces barbares n’écoutent rien ! leurs officiers n’ont pas pu les empêcher de s’emparer des forts de Chuenpi. Depuis ce moment, ils ont montré un vif repentir et ils sont pleins de crainte... » Enfin la vérité parvint aux oreilles de l’empereur. Tao-kwang, qui avait ordonné à Kichen « de lui envoyer dans des paniers les têtes des Anglais,» fut naturellement fort indigné de ne recevoir qu’un projet de convention qui lui enlevait son argent et Hong-kong. Voici comment il répondit aux dépêches de Kichen, on ne saurait vraiment trop admirer un pareil langage dans la bouche d’un vaincu : « Les Anglais devenant chaque jour plus extravagans, j’avais prescrit à Kichen de se tenir sur ses gardes et de profiter de la première occasion pour ouvrir l’attaque. Au lieu de cela, il s’est laissé circonvenir et corrompre par les barbares. Livrer Hong-kong aux Anglais, leur permettre de trafiquer à Canton ! Est-ce que chaque parcelle de terre, chaque sujet chinois, n’est point la propriété exclusive et inaliénable de l’état? Honte sur Kichen! Qu’il soit dégradé, couvert de chaînes et amené sous escorte à la capitale ; que ses biens soient confisqués! » Et l’infortuné Kichen, qui la veille possédait une fortune évaluée, d’après les documens chinois, à plus de deux cents millions, n’avait plus que quelques pièces de cuivre lorsqu’il fut jeté en prison, la chaîne au cou !

il y a pourtant des juges à Pékin. Kichen fut cité devant leur tribunal, et il eut à se défendre sur treize chefs d’accusation. Son plus grand crime est de n’avoir pas vaincu l’escadre anglaise : on lui reproche d’avoir invité le capitaine Elliot à dîner, de s’être avili par la signature d’un traité, etc. Kichen répond fort humblement qu’il a été victime de son ignorance; — qu’il n’a pas invité à dîner le chef des barbares, mais que, celui-ci ayant faim après une longue conférence, on lui a fait servir une collation; — que le traité conclu n’était qu’une feinte pour tromper les Anglais jusqu’à l’arrivée des troupes, et que lui, Kichen, se proposait bien de ne pas tenir sa parole, etc. On voit, par les pièces de ce singulier procès, quels sont, en matière de droit des gens, les principes des mandarins chinois. Kichen fut condamné à mort, comme coupable de trahison; mais l’empereur daigna lui faire grâce. MM. Hue et Gabet l’ont retrouvé au Thibet; aujourd’hui il exerce les hautes fonction, de gouverneur dans la province du Sse-tchouen, et il a de nouveau amassé d’immenses richesses[1].

  1. Voici un extrait de la conversation fort curieuse que MM. Hue et Gabet eurent à Lhasa avec Kichen : « Kichen nous demanda des nouvelles de Palmerston, s’il était toujours chargé des affaires étrangères... — Et Ilu (Elliot), qu’est-il devenu? Le savez-vous? — Il a été rappelé : ta chute a entraîné la sienne. — C’est dommage. Ilu avait un cœur excellent, mais il ne savait pas prendre de résolution. A-t-il été mis à mort ou exilé? — Ni l’un ni l’autre. En Europe, où n’y va pas si rondement qu’à Pékin. — Oui, c’est vrai : vos mandarins sont bien plus heureux que nous. Votre gouvernement vaut mieux que le nôtre ; notre empereur ne peut tout savoir, et cependant c’est lui qui juge tout, sans que personne ose jamais trouver à redire à ses actes. Notre empereur nous dit : — Voilà qui est blanc... Nous nous prosternons, et nous répondons : Oui, voilà qui est blanc. — Il nous montre ensuite le même objet, et nous dit : Voilà qui est noir... Nous nous prosternons de nouveau, et nous répondons : Oui, voilà qui est noir. — Mais enfin si vous disiez qu’un objet ne saurait être à la fois blanc et noir? — L’empereur dirait peut-être à celui qui aurait ce courage : Tu as raison;.... mais en même temps il le ferait étrangler ou décapiter. Oh ! nous n’avons pas, comme vous, une assemblée de tous les chefs (tchoung-teou-y; c’est ainsi que Kichen désignait la chambre des députés). Si votre empereur voulait agir contrairement à la justice, votre tchoung-teou-y serait là pour arrêter sa volonté. »