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temps du procès Kornman. À l’époque où nous sommes, Beaumarchais tire parti de tout, même de la prose de sa sœur Julie ; c’est ainsi qu’ils ont rédigé à deux un des passages des mémoires contre Goëzman que l’on cite quelquefois avec raison comme un des plus gracieux : c’est celui où Beaumarchais répond à Mme  Goëzman, qui lui reprochait d’être le fils d’un horloger ; le texte primitif était bref et un peu sec. « J’avoue, répondait Beaumarchais, que rien ne peut me laver du très-grave reproche que vous me faites d’être le fils de mon père ; en vérité, je n’en vois aucun autre contre qui je voulusse le troquer, mais je connais trop bien le prix du temps qu’il m’apprit à mesurer pour le perdre à relever de pareilles fadaises. »

Julie, trouvant sans doute ce passage trop dépourvu de couleur, propose une autre rédaction, qu’elle écrit de sa main à deux reprises sur une feuille détachée ; la voici :


« Vous entamez, dit Julie, ce chef-d’œuvre par me reprocher l’état de mon père, qu’il était horloger : oh ! la bonne gaieté ! et vous vous êtes battus, dit-on, avec Marin pour lui voler ce trait dont il s’était paré[1]. Eh bien ! monsieur et madame, il est trop vrai qu’à plusieurs branches de commerce, il avait réuni une assez grande célébrité dans l’art de l’horlogerie : forcé de passer condamnation sur cet article, j’avoue avec douleur que rien ne peut me laver du très grave reproche que vous me faites d’être le fils de mon père ; mais je m’arrête, car, tenez, je le sens derrière moi qui lit ce que j’écris, et rit en m’embrassant, comme s’il était charmé que je lui appartienne. »


Il est visible que l’esquisse primitive s’est colorée et animée sous le pinceau de Julie ; son frère n’a plus qu’à retoucher, et c’est ce qu’il fait avec une parfaite justesse d’esprit et de goût, car voici le texte définitif et tel qu’il a été publié :


« Vous entamez ce chef-d’œuvre par me reprocher l’état de mes ancêtres ; hélas ! madame, il est trop vrai que le dernier de tous réunissait à plusieurs branches de commerce une assez grande célébrité dans l’art de l’horlogerie. Forcé de passer condamnation sur cet article, j’avoue avec douleur que rien ne peut me laver du juste reproche que vous me faites d’être le fils de mon père… Mais je m’arrête, car je le sens derrière moi qui regarde ce que j’écris et rit en m’embrassant. Ô vous, qui me reprochez mon père, vous n’avez pas l’idée de son généreux cœur. En vérité, horlogerie à part, je n’en vois aucun contre qui je voulusse le troquer ; mais je connais trop bien le prix du temps, qu’il m’apprit à mesurer, pour le perdre à relever de pareilles fadaises. »


Le tableau ainsi complété et retouché est parfait de ton et de nuances, mais il est incontestable que l’idée la plus heureuse vient de Julie. Peut-être aussi cette idée lui avait-elle été inspirée par le

  1. On reconnaît tout de suite le tour leste de la phrase de Julie ; mais le ton ici était trop familier, et l’on va voir Beaumarchais supprimer très justement cette phrase.