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REVUE MUSICALE.

Le théâtre de l’Opéra-Comique vient enfin de trouver ce qu’il cherche depuis si longtemps, un succès. Marco Spada, opéra en trois actes, dû à la collaboration antique, mais fort peu solennelle, de MM. Scribe et Auber, a réussi, et ce mot-là est un talisman qui, en France, ouvre toutes les portes et tous les cœurs. Réussissez, n’importe comment, et il vous sera beaucoup pardonné par le peuple malin qui a créé le vaudeville. Le sujet de Marco Spada est tiré de cette légende inépuisable de célèbres aventuriers qu’affectionne M. Scribe, et qui forme à peu près le fonds de son théâtre lyrique. C’est une nouvelle édition, considérablement affaiblie, de Fra Diavolo, des Diamans de la Couronne, de la Sirène et de Zampa, dont le libretto, pour avoir été écrit par M. Mélesville, n’en appartient pas moins à l’épopée héroï-comique que la France doit au plus ingénieux de ses dramaturges. Quel beau thème de méditations ce serait, pour un vrai critique, que le théâtre de M. Scribe ! Au milieu d’une société paisible et tout heureuse de vivre sous un régime d’égalité civile qui protège les personnes et les choses, au milieu d’une bourgeoisie fière de son bien-être et de sa récente émancipation, au milieu d’une nation guerrière et conquérante qui vient de subir le plus grand des malheurs, l’invasion de l’étranger, survient un homme d’esprit qui chante les héros qui vivent du bien d’autrui, qui narguent la loi et le gendarme protecteur de l’innocence, ces aventuriers de bonne humeur enfin qui ne se plaisent que sur les grandes routes et dans les montagnes escarpées, où, une escopette à la main, ils consacrent leur vie à redresser les torts de la justice et la mauvaise politique des gouvernemens établis. Le bon bourgeois, assis commodément dans sa stalle et tranquille sur l’avenir de sa soirée en apercevant à la porte de l’orchestre le gendarme qui lui permettra de rentrer chez lui sans mésaventure, écoute de toutes ses oreilles le récit des plus terribles événemens ; il se laisse charmer par la poésie de la vie sauvage et les chansons agrestes, en s’écriant avec Lucrèce :

Suave, mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem !

À côté d’une littérature audacieuse qui visait aux grands effets lyriques, et qu’on pourrait qualifier la littérature des fils des croisés, pour nous servir du mot spirituel de M. de Montalembert, se trouvait aussi la littérature des petits-fils de Voltaire, qui se moquait volontiers des grands mots et des grands sentimens, et monétisait la malice exquise de son aïeul en railleries qui s’adressaient aux moindres intelligences. Or M. Scribe n’est pas sans quelque parenté avec cette nombreuse descendance du grand patriarche de Ferney, et c’est à un filon réel de gaieté et de malice françaises que l’auteur de la Camaraderie et de Bertrand et Raton doit ses nombreux succès.

Sous le pseudonyme du baton de Torrida, un de ces héros de grande route qui ont été chantés si souvent par M. Scribe, Marco Spada, vit dans les environs de Rome, où depuis quinze ans il répand la terreur. Né en France, où il a vu massacrer toute sa famille dans une guerre civile dont on ignore la date, Marco Spada s’est expatrié, a levé l’étendard de la révolte contre la